L’éloignement des journalistes lors des expulsions ne porte pas « une atteinte grave et manifestement illégale » à la liberté de la presse,
a estimé le Conseil d’État mercredi 3 février. Le juge des référés a
ainsi débouté les deux journalistes — par ailleurs auteurs de cet
article — qui se plaignaient de ne pas avoir pu pénétrer dans les
périmètres de sécurité mis en place par la police entourant des
opérations d’évacuation près de Calais et Dunkerque.
- Calais (Pas-de-Calais), reportage
9 heures du matin, par 2 °C. Janvier à Calais. En bord d’un terrain à l’est de la ville, Matin [1]
et ses amis frissonnent, le visage enfoncé jusqu’au nez dans leur col,
les poings roulés dans les manches étirées. Ils sont jeunes, certains
mineurs, originaires de plusieurs provinces afghanes, et viennent de se
faire expulser du terrain de sable et de boue qu’ils occupent en bordure
d’une voie ferrée. Ils ont une question, qu’ils répètent en boucle aux
journalistes : « Why ? » — pourquoi ?
Car ces opérations, menées toutes les 48 heures dans sept endroits
différents de la ville, sont suivies de peu d’effets, tant en termes de
mise à l’abri que d’accompagnement social, notamment en ce qui concerne
les mineurs isolés. Il faut juste, à intervalles réguliers, faire le
vide sur place — « éviter les points de fixation », dit l’État. « Tout est rendu difficile », peste Matin, regard dans ses pieds. « Ils arrivent, nous disent simplement go ! go ! Et on n’a pas intérêt à rester discuter. »
Pour éviter les installations de campements, plusieurs leviers existent. La mairie de Calais a ainsi lancé une série de déboisements
le long des routes et dans les zones de promenade, où les exilés ont
l’habitude de camper. Autre moyen de pression : l’expulsion régulière
des terrains occupés, avec saisie des effets personnels laissés sur
place. En 2020, Human Rights Observers (HRO) a comptabilisé 967 d’expulsions.
Les jeunes sont remontés : ce matin, l’opération s’est déroulée sans
interprète. Impossible de palabrer avec les forces de l’ordre pour
réclamer l’essentiel, impossible de passer le cordon des gendarmes pour
aller récupérer leurs affaires. Tentes, couchages... autant
d’équipements pourtant capitaux en hiver. De toute façon, tout ce qu’ils
n’auront pas pu traîner en vitesse dans la bâche à leurs pieds sera
soit jeté, soit emporté. [2]
Il leur faut donc vider les lieux, puis négocier, réclamer leurs biens.
Une routine à laquelle se plient, de mauvais gré, migrants et
associations qui les accompagnent. Après le passage des uniformes, des
silhouettes en veste bleue s’activent : ce sont les nettoyeurs d’APC,
société privée sous contrat, qui récupère les objets susceptibles de
faire l’objet d’une réclamation. Le convoi se termine immanquablement
par un camion chargé de tentes, duvets, tapis de sol, vêtements,
téléphones, documents ou argent.
- Un camion de la régie de quartier, qui mène les détritus à la benne.
528 tentes et bâches ont été prises rien que sur le mois de décembre 2020
Destination poubelle ? Jusqu’à récemment — janvier 2018 — c’était encore le cas. En colère, les associations avaient même porté une plainte [3], classée sans suite. Depuis, l’État a mis en place un processus spécifique à Calais. Outre les nettoyeurs d’APC,
un acteur de l’économie solidaire a été sollicité pour récupérer et
mettre à disposition les affaires emportées. Elle aussi située dans
l’est de la ville, la Ressourcerie du Calaisis,
gérée par Face Valo, une association d’insertion, fait office de dépôt
depuis trois ans. Un accord non lucratif, comme le précise un encadrant
technique du magasin qui souhaite rester anonyme : « Nous sommes simplement défrayés à la quantité d’objets qui passe par le stockage ici, au poids. Nous tenons des registres. »
Les quantités en question : plusieurs tonnes par mois, dont des
centaines de tentes, cruciales en hiver. Selon Human Rights Observers,
qui documente l’action des pouvoirs publics à Calais, 528 tentes et bâches ont été prises rien que sur le mois de décembre 2020.
« On court toujours après ! Tout ce que l’on retire d’ici est soit abîmé, soit trempé »
C’est à la ressourcerie que les jeunes Afghans se regroupent en fin
de matinée, comme toutes les 48 heures. Leur terrain est à proximité.
Ils sont les seuls à être venus attendre en petit groupe l’arrivée du
convoi du jour. « Ceux des
autres camps plus éloignés, comme Fort-Nieulay par exemple, ne viennent
presque jamais, malgré le fait que nous les informions du dispositif
lors de nos maraudes », déplore Pénélope, coordinatrice pour HRO.
Le manque de temps peut expliquer ce désintérêt : l’accord prévoit un
accès aux affaires deux heures durant, tous les jours ouvrés, de 10 h à
midi. Des horaires qui coïncident avec la fin des expulsions matinales
d’une part, et les distributions de nourriture et d’eau de l’association
la Vie Active de l’autre. « Il faut donc faire un choix entre sauter un repas ou perdre sa tente », selon Pénélope.
- Nemat est un
réfugié afghan. La veille, la police est passée comme tous les deux
jours. Les associations ont distribué le matin même des couvertures de
survie.
https://reporterre.net/A-Calais-l-absurde-confiscation-des-tentes-des-migrants
Le taux de casse et de pertes explique aussi le peu d’intérêt des
migrants pour ce système. Le jour de notre reportage, le camion d’APC,
arrivé non à 10 h mais à 11 h 20, a déchargé des tentes disloquées,
brisées, alourdies de matériel. Pour certaines, elles ont déjà fait ce
voyage quatre ou cinq fois. Une tutelle supplémentaire : ce sont les
bénévoles de HRO, et non les migrants, qui
doivent remettre la liste des objets réclamés, suivant ce qu’ils ont pu
observer. C’est Isabella qui en était chargée ce matin-là. Problème :
comme les journalistes, HRO est maintenu en
dehors des cordons de police, et ne peut donc pas correctement observer
ce qui a été pris — en plus de noter les atteintes aux droits humains. « On fait le décompte comme on peut, selon ce que nous rapportent les expulsés, et on compare avec ce qui est déchargé », dit-elle à Reporterre, appuyée sur la porte du camion d’APC pour annoter son tableau. Les nettoyeurs, eux, font des va-et-vient dans le conteneur.
Charge aux migrants, autorisés à entrer en groupe de trois dans l’édicule en tôle blanche, de faire le tri. « On n’a pas l’impression que ces affaires sont à nous, on court toujours après ! Tout ce que l’on retire d’ici est soit abîmé, soit trempé », soupirait Hamar [4],
sorti en trombe — midi sonnait — avec une tente sur le dos, le masque
sur le nez et des gants en plastique empruntés. Vu le gel nocturne,
récupérer des affaires sèches est un enjeu de survie. Matin, lui, était à
la recherche de son téléphone : un coup d’œil dans le containeur lui a
été accordé, juste avant la fermeture. Peine perdue.
- Les exilés ont en théorie quelques heures pour récupérer leurs affaires dans les conteneurs de la Ressourcerie.
« Neuf fois sur dix, aller réclamer un papier perdu en ressourcerie se solde par un échec »
Avec ses moyens, HRO travaille à comptabiliser le différentiel affaires prises / affaires restituées en état. « Pour
le moment, nous n’avons à disposition que des chiffres concernant une
minorité des cas : les personnes qui se sont présentées à la
ressourcerie », explique Pénélope. Des chiffres évocateurs : sur l’année écoulée, 52 % des personnes venues réclamer leurs affaires ont déclaré à HRO les avoir récupérées en état satisfaisant et en totalité. Un taux qui s’effondre à un inquiétant 27 % quand il s’agit d’objets de valeur : médicaments, smartphones, argent liquide et documents. « On est proche de mettre en place un stockage bien plus adapté »,
répond l’encadrant de la ressourcerie. Le magasin plancherait sur un
local où les biens seraient présentés catégorisés, à l’abri des
intempéries. Quant aux objets de valeur au taux de perte si importants,
les documents notamment, « quand ils sont retrouvés, nous avons déjà pour consigne stricte de les réserver à part et de les mettre à disposition ».
- Sur le camp dit de « BMX » à Calais. Les policiers sont passés la veille saisir des tentes.
Margot Sifre, juriste de la Cabane juridique, une structure
d’accompagnement des migrants, recueille les doléances de ceux qui ont
perdu un papier : « Neuf fois
sur dix, aller réclamer un papier perdu en ressourcerie se solde par un
échec. Au lieu de compter dessus, les déclarations de perte et demandes
de récépissés se systématisent, simplement pour ne pas être en défaut
trop longtemps face aux autorités. »
Contrairement à ce qui est encore en pratique dans la commune de
Grande-Synthe, où les affaires enlevées finissent directement à la
benne, le dispositif calaisien a le mérite de poser, sur le papier, la
question de la propriété de ces biens. Dans les faits, les affaires
restent très majoritairement jetées et le conteneur vidé environ tous
les dix jours. Selon le magasin, ce sont huit à dix tonnes d’affaires
non réclamées qui finissent chaque mois emportées par les
camions-poubelles. Direction un site d’enfouissement, à trente
kilomètres à vol d’oiseau.
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