Pas besoin d’être sociologue ou enquêteur pour se rendre à l’évidence que le phénomène des enfants de la rue a pris beaucoup d’ampleur au Maroc, notamment depuis le début de la pandémie du Covid-19. Des scènes choquantes et poignantes de garçons et de filles en bas âge ou adolescents, dormant à même le sol, sont visibles au quotidien. Pour Dr Chakib Guessous, expert dans ce domaine et consultant international reconnu, la violence et la précarité forment un couple de facteurs qui poussent des enfants en bas âge à faire le pas, en quittant la maison pour s’installer dans la rue.

Le phénomène des enfants de la rue et de la mendicité des enfants a pris une grande ampleur depuis le début de la crise sanitaire. Le constat est général et est plus visible dans une grande ville comme Casablanca. Comment expliquez- vous ce constat?
Ce phénomène a pris de l’ampleur parce qu’il s’est amplifié déjà avant la pandémie du coronavirus. Depuis, évidemment, la crise sanitaire aidant, le phénomène s’est accentué. Pourquoi? Parce que les structures associatives ont modifié leur fonctionnement normal en période de Covid-19. Auparavant, les associations prenaient en charge un certain nombre d’enfants en s’occupant de leur santé, leur hygiène, leur nourriture, et en traitant leur addiction aux drogues en particulier.

Ils organisaient des activités comme des matchs de foot. Il y avait des enfants qui jouaient tandis que d’autres assistaient et durant une heure et demi voire plus, on leur interdisait de consommer de la drogue ou de fumer et cela agit sur l’acte de violence. Ce sont des moments où ils sont occupés et par conséquent on ne les voit pas dans la rue. Quand il y a eu le confinement, l’Etat a décidé que les enfants de la rue devaient être également confinés. C’est une décision logique. Les structures associatives se sont transformées alors en lieux d’hébergement pour ces enfants mais aussi de jeunes adultes jusqu’à l’âge de 30 ans. Ils ont confiné les enfants.

Mais il faut savoir qu’un enfant de la rue est un enfant qui se drogue. Dans les centres, on est obligé d’avoir au moins un minimum de discipline de base. Il y a eu des cas où les enfants sevrés ont provoqué de la violence et ont fui ces centres. L’Etat les y a mis de force. Mais eux, ils aiment bien leur liberté. Ils se sont retrouvés de nouveau dans la rue. Et en étant dans la rue, compte tenu des difficultés de trouver à manger, du froid, il y a eu aussi beaucoup de sevrage dans la rue parce qu’ils ne trouvaient pas où s’approvisionner en drogue.

Est-ce que ce manque de nourriture et de drogue génère de la violence de leur part?
Ils peuvent devenir délinquants. Cela fait partie de leurs moyens pour gagner de l’argent. Le plus important moyen, c’est la mendicité. Ceux qui vivent avec leurs familles, basculées dans la pauvreté voire la précarité, sortent dans la rue soit pour mendier, soit pur vendre des petites choses ou travailler comme aides dans les marchés. Ce sont ceux-là qu’on appelle des enfants dans la rue.

Y a-t-il beaucoup de familles qui poussent leurs enfants à mendier ou à vendre des sucreries ou des mouchoirs dans la rue?
Absolument. Et je pense que c’est ce que nous voyons le plus, ce sont des enfants dans la rue.

Comment l’expliquez-vous?
Depuis toujours, l’urbanisation a fait que des familles rurales viennent en ville. Dans le monde rural, il y a une solidarité familiale importante. Quand quelqu’un ne travaille pas et qui vit dans la même unité familiale, ses enfants sont nourris par la collectivité. Quand ils viennent dans la ville, ces familles sont obligées d’avoir une maison individuelle pour eux et leurs enfants. Et comme les besoins sont de plus en plus importants, étant donné qu’elles sont obligées de payer le loyer, l’eau et l’électricité… les dépenses sont de plus en plus importantes et c’est tout leur mode de vie qui change.

Donc, ils poussent leurs enfants à aller contribuer au budget familial, même en mendiant. Tout dépend de la situation dans laquelle elles se trouvent. Il y a des familles dont tous les membres mendient. Il y a l’exemple d’une mère qui ramène ses deux filles de 6 ans ou son fils de 4 ans à la sortie des dancings jusqu’à 2 heures du matin pour vendre des roses.

Peut-on donc établir le lien avec la précarité et la crise économique?
Bien sûr. Ce sont des familles qui sont dans le besoin, dans la précarité économique. Leur nombre a augmenté depuis le début de la crise sanitaire. Ce sont ceux-là dont le nombre a augmenté le plus. Les parents confinés étant désœuvrés, chaque membre de la famille, y compris les enfants, se doit de contribuer au budget familial.

Qu’en est-il des enfants de la rue? Leur nombre a-t-il aussi augmenté?
Assurément, beaucoup d’enfants ont quitté leurs familles pendant cette crise. Parce qu’au sein de la famille, en étant enfermés, les difficultés deviennent beaucoup plus importantes et la violence s’aggrave. Donc, certains enfants ont préféré quitter la maison. Il y a aussi un autre phénomène, c’est que dans l’esprit collectif, c’est à Casablanca qu’il y a de l’argent. Ce qui a fait que des enfants de la rue d’autres villes voisines viennent à Casablanca.

Un enfant qui sait mendier gagne 300 dirhams en trois ou quatre heures. Le même enfant, placé à Settat, ne fera pas la même «recette». Or quand il y a eu le confinement, même à Casablanca, la mendicité ne rapportait plus grand-chose comme par le passé. Les enfants de la rue de la ville de Settat ou d’El Jadida se sont déplacés à Casablanca. En général, ils font de la mendicité et aident dans les marchés pour gagner quelques dizaines de dirhams. En 2018, il y a les résultats d’une étude à laquelle j’ai participé et qui montrent qu’à Casablanca, il y a eu des enfants mendiants qui sont venus de loin, de plus de 600 km de Casablanca.

Que peut générer ce phénomène sachant qu’il existe un plan national de lutte contre la mendicité des enfants?
Un plan national se déploie sur le terrain et se fait sur la base d’une étude. Et une étude ne se réalise pas dans des bureaux. On ne voit pas le changement que devrait apporter ce plan. Il y a toujours des enfants qui mendient et des femmes qui mendient avec leurs enfants en bas âge. Malheureusement, la loi n’est pas appliquée. La mendicité des enfants est visible et quotidienne. On exploite même des bébés qui sont en train d’allaiter.

Que peut-on craindre dans l’avenir si on laisse ce phénomène se développer davantage?
D’abord, ce sont des enfants qui vont grandir avec un esprit informel. Le pire, c’est qu’ils n’ont confiance en personne et en rien. Ils n’ont pas confiance en eux-mêmes parce qu’ils ont été écrasés au sein de leurs familles. L’estime de soi est perdue. Ils n’ont pas confiance dans les adultes. Dans la rue, ils essayent de les éviter au maximum. Aussi, ils n’ont pas confiance dans les institutions parce que pour eux, le policier n’a pas le droit de les intercepter. Et finalement, ils n’ont pas confiance dans leur avenir. Quand ils sont jeunes, la mendicité rapporte.

Quand ils grandissent, les gens leur donnent de moins en moins d’argent. A cet âge-là, ces jeunes ont des besoins beaucoup plus importants vu que leur consommation de drogues augmente. Ils ont besoin de plus d’argent. Même en faisant des petites courses dans les marchés, l’argent qu’ils perçoivent ne suffit pas. Ils commencent alors à agresser les gens dans la rue. Agresser s’apprend. C’est au sein d’un groupe qu’on apprend comment faire pour voler d’abord puis comment faire pour agresser. Un enfant cherche à faire partie d’une bande ou d’un groupe pour se protéger parce qu’il a peur. La rue est beaucoup plus violente que la maison. Ces enfants qui vivent dans la rue sont en dehors de toute norme et de toute loi. Très vite, la drogue va faire son effet. Puis, ils vont devenir victimes de maladies psychiatriques. Beaucoup d’entre eux vont finir par mourir. Au sein de ces groupes d’enfants de la rue, il y a toujours un chef qui dicte sa “loi” et viole ses membres.

Pourquoi ont ils besoin d’un “leader”? Il y a des groupes avec un chef ou «leader» et d’autres sans. Le «leader» d’un groupe, c’est généralement le plus fort et le plus intelligent. Tout dépend de sa personnalité. Et tout est fonction de l’âge moyen du groupe. Il y a des groupes de mineurs et d’autres constitués de grands adolescents, comme il y a des groupes de jeunes adultes. Dans les groupes de mineurs, en général, on trouve uniquement des garçons. Dans les groupes de grands adolescents, ou d’adultes, on trouve quelques filles. Dans la dernière décennie, il y a eu un pic de filles de la rue qui s’est fléchi quelque temps après. Il s’expliquait par le fait qu’il s’agissait de filles enceintes qui fuyaient leurs familles au village ou dans un patelin et viennent à Casablanca parce que c’est là où il y a des associations et où elles peuvent se débarrasser parfois de leurs enfants.

Est-ce qu’il y a des statistiques sur les enfants de la rue?
Il y avait une étude sérieuse en 2011 à laquelle j’ai contribué et qui a été réalisée par un cabinet de statistiques de Rabat. Le responsable du cabinet est un ancien du Haut-commissariat au Plan. On a recensé un peu moins de 300 enfants mineurs à Casablanca. Mais cela remonte bien à une décennie et certainement, les chiffres ont évolué.

Que faudra-t-il faire pour juguler ce phénomène?
Les problèmes se passent à deux niveaux: la violence au sein de la famille et à un moindre degré au sein de l’école. Dans une famille, il faut sensibiliser les parents pour éviter la violence sous toutes ses formes et non seulement la violence à l’égard des femmes. Dans nos écoles, nous n’apprenons pas à nos enfants à communiquer. Parce que communiquer, c’est aussi résoudre des conflits. Quand demain l’enfant deviendra adulte, il ne saura pas comment résoudre des conflits qu’il rencontrera dans la vie. Il devient alors violent. A l’intérieur de l’école, il faut bannir la violence.

Les attitudes négatives (ricanerie…) des enseignants vis-à-vis de leurs élèves doivent être aussi bannies. Ce sont des choses qui poussent les enfants à être mal à l’aise et certains d’entre eux finissent par quitter l’école et la maison. Dans la même lignée, à l’intérieur des écoles, il doit y avoir absolument un travailleur social. Nous avons prouvé dans une étude que nous avons menée qu’on ne sort pas directement à la rue sans avoir préalablement quitté l’école. Or, il y a une période qui précède cette décision pendant laquelle l’enfant se pose des questions. Elle peut durer quelques semaines ou quelques mois.

Pendant cette période, l’écriture de l’élève et son comportement changent. Il devient soit agressif soit apathique. Évidemment, il a de mauvaises notes. Le rôle de l’enseignant, qui constate que son écriture et son attitude changent, est de le signaler au travailleur social. Ce dernier va faire une enquête auprès de l’enfant et auprès de sa famille. Cette méthode, testée à Tanger dans une école primaire et un collège, a donné des résultats probants. Les taux d’abandon scolaire avaient diminué de manière conséquente. S’il ne quitte pas l’école, l’enfant ne quittera pas sa famille. Ce mécanisme est assez facile à installer au sein des écoles. Il est par ailleurs plus difficile de supprimer la violence au sein des familles. C’est toute notre éducation qu’il va falloir remettre en question.

Quelles sont les raisons qui poussent généralement les enfants à quitter leur foyer familial?
C’est un travail de plusieurs années qui nous a permis de déterminer les raisons pour lesquelles un enfant quitte son foyer. Il en ressort que la cause principale de la sortie à la rue, c’est que l’enfant ne se sent plus à l’aise au sein de sa famille. Deux postulats ont été relevés. D’abord, la violence physique et psychologique. La violence psychologique détruit même plus que la violence physique. Le deuxième élément est que l’enfant est maltraité au sein de sa famille. Il est méprisé. Il y a des conflits à la maison qui durent. L’exemple type est celui de l’enfant qui a perdu sa maman.

Le père se remarie. Et il ressent de la violence de la part de sa belle-mère. Quand il rentre de l’école avec un tablier sale, sa belle-mère le frappe. Il accepte peu ou prou cette situation parce qu’il se dit que ce n’est pas sa mère et que si c’était sa mère, elle ne l’aurait pas traité de la sorte. En revanche, lorsque sa belle-mère donne naissance à des enfants et que le père commence à avoir une différence de comportement entre lui et ses demi-frères ou demi-sœurs, il n’accepte plus cette situation.

Si le mépris est tellement important, l’enfant commence à douter et il a besoin d’avoir un repère au sein de la famille, en général un des parents sinon les deux. S’il n’a plus confiance dans le père et n’a pas un grand frère, celui en qui il peut avoir confiance, il se trouve pratiquement livré à lui-même et cela le travaille. Au niveau de l’école, cela le travaille et sa scolarité est perturbée.

Il s’absente de l’école et arrive en retard. Et il reçoit encore de la violence. Quand il rate les cours et se retrouve dans la rue, il ne va pas le dire à ses parents. Il ne va pas revenir à la maison et pendant trois ou quatre heures, il va déambuler dans la rue où il rencontre et noue une amitié avec des enfants. Puis, pour une raison ou une autre, parce qu’on l’a frappé, il claque la porte et il part.

Est-ce que la cause n’est pas aussi une famille disloquée ou une famille vivant dans la précarité du fait des répercussions de la pandémie?
A cause des familles disloquées, oui, mais pas toujours. Évidemment, notre étude est partie du principe même de la précarité sous toutes facettes. Un enfant qui a perdu sa maman, c’est une situation de précarité.

Quelle que soit la situation de précarité, il n’a plus la même charge affective qui lui donne du courage pour vivre. Donc, une famille disloquée où les parents sont séparés, est une précarité. Mais ce n’est pas la raison principale. Même dans une famille où les parents vivent ensemble, il y a d’autres raisons qui s’ajoutent et qui font que l’enfant quitte la maison. Une famille disloquée est un facteur mais pas le seul. La pauvreté est aussi un facteur. Le plus à craindre, c’est la violence.

Est-ce que les répercussions socio-économiques de la pandémie n’ont pas été responsables dans l’accentuation de ce phénomène?
La pandémie et le confinement ont mis à jour les difficultés qui existaient depuis longtemps et un certain nombre de précarités. Il y a eu beaucoup de violence et d’altercations au sein des couples parce qu’ils se sentent plus stressés ensemble. Évidemment, quand on n’a plus de revenus, on devient plus irrité et plus stressé et ainsi donc, la violence augmente au sein des foyers. Tout cela a fait qu’un certain nombre d’enfants ont préféré quitter la maison et se retrouver dans la rue.