Une nouvelle vague populaire bouscule l'Assemblée
Des élus du Nouveau Front populaire témoignent de l’ouverture de l’alliance aux mouvements sociaux et de son engagement pour les services publics. Leur arrivée pourrait être une des clés pour contrer l’ascension du RN, dont ils subissent déjà le racisme et le mépris de classe.
Il a retrouvé sa ligne, le RER D. Dix-sept ans qu’il la parcourt dans tous les sens chaque jour comme conducteur de train. Mais depuis le 8 juillet, son terminus n’est plus Gare-de-Lyon, mais Assemblée-Nationale. Député nouvellement élu de La France insoumise (LFI), Bérenger Cernon est un des rares représentants de ce monde du travail, de cette classe moyenne qui depuis des années n’a guère de place dans les travées du Palais-Bourbon. En 2024 encore, les ouvriers et employés, qui forment ensemble près de 44 % des actifs, peinent à atteindre la barre des 7 % de député·es.
C’est pour faire entendre ces autres réalités du terrain, rarement présentes dans l’hémicycle, que ce syndicaliste, représentant de la CGT Cheminots, a décidé de franchir le pas de la politique. « Quand on vous explique que bosser jusqu’à 67 ans ne pose aucun problème, qu’il existe des exosquelettes pour les métiers difficiles, que le salaire moyen est de 4 500 euros, c’est insupportable. Le monde politique est totalement déconnecté », explique-t-il.
Candidat du Nouveau Front populaire (NFP) dans la 8e circonscription de l’Essonne, Bérenger Cernon partait perdant face à Nicolas Dupont-Aignan, président du département. Il a pourtant battu le candidat de la droite souverainiste, qui détenait ce siège de député depuis… vingt-sept ans.
C’est dire si l’ouverture des partis politiques aux mouvements sociaux peut être porteuse. Comme Bérenger Cernon, ils et elles sont une dizaine, dans les rangs du NFP, à n’être pas des professionnel·les de la politique. Après le grand mouvement populaire contre la réforme des retraites, les révoltes urbaines ou encore la colère des agriculteurs, les partis de gauche et écologistes ont tenté de renouer avec des mondes dont ils s’étaient progressivement éloignés. Et avec des catégories sociales qui se tournent de plus en plus souvent vers le Rassemblement national (RN).Pour l’antifasciste Raphaël Arnault, le militant des quartiers populaires Aly Diouara, l’agricultrice Marie-José Allemand, le chorégraphe Steevy Gustave ou encore la travailleuse sociale Zahia Hamdane, comme pour Bérenger Cernon, l’entrée dans l’arène institutionnelle est donc doublement empreinte de gravité. Déjà, ils et elles mesurent le poids des 126 député·es du RN qui vont leur faire face dans l’hémicycle, et subissent leur racisme et leur mépris de classe.
Services publics : la mère des batailles
Le 19 juillet, dans le tumulte de l’élection du bureau de l’Assemblée nationale, une photo postée par le député LFI Raphaël Arnault avec ses collègues insoumis Aly Diouara, Carlos Martens Bilongo et Sébastien Delogu a suscité un flot de commentaires racistes, venus notamment des rangs du RN, les traitant de « repris de justice ». Un premier coup à encaisser, qui donne un avant-goût de la nouvelle législature.
Aly Diouara reprend ses esprits autour d’un café de la très chic brasserie Le Bourbon – il faut bien faire avec les us élitistes du VIIe arrondissement, où se situe l’Assemblée nationale. « Mon élection représente tout ce que le RN vomit », confie le député LFI de la 5e circonscription de Seine-Saint-Denis. Aux antipodes du cyberharcèlement de la fachosphère, le jeune homme compte sur une forme de militantisme plus concrète : investir le terrain, accompagner et informer les habitant·es de la Seine-Saint-Denis sur la situation politique pour leur faire retrouver le chemin des urnes.
C’est la meilleure manière de lutter contre l’extrême droite à ses yeux : « Partout où la gauche est présente en Seine-Saint-Denis, le RN n’arrive pas à progresser. » Une présence que les nouveaux élus veulent d’autant plus assurer que, faute de majorité absolue, de nouvelles élections législatives pourraient avoir lieu au plus tôt dans un an.
Aly Diouara, employé de la mairie de Drancy, affirme donc sa volonté d’être « la voix des sans-voix » dans l’hémicycle. Celle des habitant·es des quartiers populaires qu’il rencontre depuis des années en tant que fondateur du mouvement citoyen la Seine-Saint-Denis au Cœur et directeur bénévole de l’Action de solidarité et pour l’autonomie durable (Asad) – une association qui promeut la réussite scolaire et sociale des jeunes du département. « Certains ont comme hobby le football, moi, c’est ça », sourit-il.
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Membre de la commission des affaires culturelles et de l’éducation, il souhaite porter cette thématique à l’Assemblée nationale : « Il y a une vraie crise de l’éducation dans le département. Les quartiers prioritaires ne le sont que de nom. Il y a un manque de professeurs, un manque de remplacement, un manque d’accompagnants des élèves en situation de handicap. »
Cet engagement pour les services publics est partagé par l’ensemble des néo-député·es du NFP, qui en font un axe prioritaire pour lutter contre l’implantation du RN. « J’ai été frappé par une étude établissant le lien entre l’abandon des services publics et la montée du RN. Il faut casser ce lien, redonner confiance en l’État, faire une politique en faveur des gens », explique Bérenger Cernon.
Sans surprise, son premier combat sera celui du fret ferroviaire, dont le sort se joue dans les prochains mois. « Va-t-on abandonner le fret, alors qu’il s’inscrit dans les politiques environnementales, d’aménagement du territoire, des services publics ? », interroge-t-il.
Les tours et les bourgs réunis
La lutte pour les services publics est d’autant plus forte à gauche qu’elle rassemble la France « des tours et des bourgs », pour reprendre la formule de François Ruffin. Marie-José Allemand, députée socialiste des Hautes-Alpes, en témoigne. Alors que la gauche a perdu plusieurs circonscriptions rurales en 2024, comme la Creuse, où la colère des agriculteurs a déferlé, cette éleveuse de brebis du côté de Gap a battu l’ancien sondeur Jérôme Sainte-Marie, devenu responsable de l’école de formation du parti de Jordan Bardella.
La néo-députée sait qu’elle fait figure d’exception et espère confirmer l’implantation locale de la gauche, comme le RN a su le faire pour lui-même depuis 2022, en « faisant avancer les territoires ruraux » au sein d’une Assemblée « très parisienne ». Il y a quelques jours, elle a tenu sa promesse de campagne de rencontrer les syndicats locaux de son territoire. Parmi les sujets évoqués, le pouvoir d’achat, l’accès au logement et les problématiques d’accès aux soins.
« Je veux vraiment porter cette problématique des déserts médicaux, affirme Marie-José Allemand, par ailleurs secrétaire du Parti socialiste (PS) dans le département et ancienne collaboratrice parlementaire. À Gap, vous mettez plusieurs mois avant d’avoir un rendez-vous chez le dentiste. Si c’est une urgence, il faut faire deux heures de voiture et aller à Aix-en-Provence. »
Depuis plus de trente ans, Marie-José Allemand se bat pour que Gap et ses alentours ne tombent pas dans l’oubli. Cet abandon, « je le vis », aime-t-elle répéter. C’est un des points communs de ces nouveaux élus, qui témoignent de réalités vécues concrètement, à l’égal de leurs concitoyen·nes. La proposition du NFP de nommer Lucie Castets première ministre les a logiquement ravis : « Les services publics peuvent être un antidote au RN », défendait récemment la porte-parole du collectif Nos services publics.
Être l’antidote au RN, c’est aussi l’ambition de Raphaël Arnault, nouvel élu d’Avignon (Vaucluse). Après avoir croisé le fer contre cette extrême droite dont il connaît toute « la faune et la flore » comme militant antifasciste de la Jeune Garde à Lyon (Rhône), il va désormais l’affronter sur les bancs de l’hémicycle.
Mais contrairement à ce qu’avancent ses contempteurs, qui ne cessent de rappeler son statut de « fiché S », il assure que le scandale ne sera pas son mode opératoire. « Nous, militants de l’antifascisme, on met parfois nos vies en danger, c’est très sérieux. C’est un gros contraste avec cette Assemblée pleine de postures et d’envolées lyriques », explique-t-il.
Antifascisme parlementaire
À son arrivée à l’Assemblée, le jeune homme de 29 ans, assistant d’éducation, a d’ailleurs gardé un calme olympien quand le site d’extrême droite Boulevard Voltaire l’a poursuivi, caméra au poing, pour lui faire remarquer qu’il n’était « pas poli » de n’avoir pas serré la main du député d’extrême droite qui présidait la séance d’installation dans l’hémicycle. « Ce que je remarque pour l’instant, c’est surtout que la droite et le camp présidentiel nous font passer pour des hurluberlus, alors que ce sont eux qui s’extrémisent », dit-il.
Comme pour illustrer ses propos, la députée de droite Virginie Duby-Muller a annoncé le dépôt d’une proposition de loi pour rendre inéligibles les fichés S, en le visant explicitement sur CNews.
Raphaël Arnault sait ce que la diabolisation a coûté à LFI ces deux dernières années et connaît la force de frappe des médias Bolloré. S’il s’attend à retrouver des têtes connues dans le lot des 126 députés RN et de leurs collaborateurs, croisées dans les « milices » auxquelles il a fait face dans la rue, il s’appliquera donc une forme d’autodiscipline.
Fidélité aux engagements pris pendant la campagne et respectabilité semblent être des mots d’ordre qui sont passés dans les rangs parlementaires du NFP, même si la confrontation d’idées fera nécessairement des étincelles. « Macron nie la victoire du NFP, il remet en cause les résultats d’élections ! », rappelle l’Insoumise Zahia Hamdane, élue à Amiens (Somme).
« Pour moi, il n’y a rien de choquant à ce que le ton monte à l’Assemblée si on n’est pas d’accord, le lieu s’y prête », souligne donc cette directrice de trois établissements de protection de l’enfance après un parcours d’éducatrice spécialisée, fille de harki ayant grandi dans le quartier populaire de la Briquèterie.
Fidèle de Jean-Luc Mélenchon, Zahia Hamdane déplore les effets de la « diabolisation de LFI et de certains groupes de gauche », dopée par CNews, et dénonce la responsabilité du camp présidentiel dans ce phénomène qui a participé à la banalisation du RN : « Ce n’est pas une marche, c’est l’échelle complète que Macron donne au RN. »
D’expérience, pour avoir ravi une circonscription historiquement plutôt à droite, elle mise sur la présence sur le terrain pour transformer l’essai : « Si vous êtes déconnecté, que vous êtes simplement à l’Assemblée, à un moment donné ça ne marche plus. Pour contrer la défiance de la politique, il faut incarner quelque chose dans sa circo », explique la députée, qui se décrit comme « modèle d’identification pour différentes catégories sociales ».
La banalisation des député·es RN, cravatés et silencieux pendant deux ans, n’est toutefois pas passée inaperçue, et la gauche sait qu’elle joue gros pour les prochaines échéances électorales. Attablé à la buvette du 101 rue de l’Université, le député écologiste Steevy Gustave, ancien chorégraphe de France Gall, confirme : « Je suis un fils de militaire, j’ai été élevé dans des casernes, avec la levée du drapeau. Le respect, c’est la base de tout. Je déconstruirai tous les fantasmes sur les gens issus de la banlieue, je serai en costume cravate matin, midi et soir. »
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Les premiers jours du mandat ont cependant été éprouvants pour lui, et il a les larmes aux yeux en évoquant la fierté qu’aurait eue son père, mort en service commandé à Djibouti alors qu’il n’avait que 13 ans, à le voir ici. Le 9 juillet, à peine arrivé sous les ors de la République, un député lui a reproché ses longues dreadlocks. Il a l’habitude et rapporte son « impression d’être dans Les Visiteurs à la manière dont les gens [l]e regardent » quand il se rend dans les villages les plus ruraux de sa circonscription de l’Essonne.
Le racisme le poursuit depuis longtemps : en 1995, il avait fait condamner Jean de Boishue, ministre du gouvernement Juppé, pour injure raciste et diffamation concernant des passages de son livre Banlieue mon amour. « C’était la première boulette du gouvernement Juppé, c’était le danseur de hip-hop contre le ministre notable, et j’ai gagné », se souvient-il.
Aujourd’hui, même s’il a remporté le second tour des législatives, il n’oublie pas que le RN est arrivé en tête au premier tour, en progression par rapport à 2022. « C’est mon voisin, mon facteur, monsieur Tout-le-Monde », constate-t-il, en jugeant que l’ouverture de la gauche à des profils non professionnels de la politique lui permettrait en partie de regagner leur confiance.
« Si on me donne les moyens de me battre, je servirai de marchepied pour d’autres générations. On est le visage qu’ils détestent voir, mais il va falloir qu’ils s’y habituent », conclut-il, comme un défi aux aficionados du bleu marine.