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mercredi 12 septembre 2018

Mon exclusion comme enseignant dans les prisons : une peine à perpétuité ?


  Lettre ouverte au ministre de la Justice, Koen Geens

Bruxelles 12 septembre 2018
Monsieur le ministre,
Je vous écris à l’occasion de la rentrée scolaire. C’est aussi une année d’élections qui s’annonce. Mais encore une année de nouveaux débats sur la prison de Haren et la politique pénale à mener dans le futur.
Ce mois de septembre 2018, cela fera dix ans que je ne peux pas reprendre mon travail en tant qu’enseignant dans les prisons belges. Ni rendre visite à un détenu dans aucune prison. Un interdit professionnel imposé en 2008 et maintenu jusqu’à ce jour, en dépit des décisions de justice. Par cette lettre, je vous demande de lever ce bannissement illégal.  
Un rappel des faits.
Permettez-moi de vous rappeler ce qui s’est passé il y a dix ans.
Le 3 août 2008, la direction générale des établissements pénitentiaires m’a interdit l’accès à toutes les prisons de Belgique. Pour des « raisons de sécurité ». À l’époque je ne pouvais pas prendre connaissance de ces « raisons » car il s’agissait, selon la direction des prisons, de la « sécurité nationale, de la défense nationale et de l’ordre public ». Rien moins que ça. Mes avocats eux-mêmes n’ont pas eu accès à mon dossier personnel. Il y aurait de quoi rire si je n’avais pas perdu mon travail, tout comme la possibilité de visiter des détenus.
Un de vos prédécesseurs et membre de votre parti, Stefaan De Clerck, a choisi de couvrir cet interdit professionnel devant la commission de la Justice du Parlement. Le 6 octobre 2009, il déclarait en réponse à une interpellation de la députée Ecolo Zoé Genot : « La décision de l’interdiction d’accès est une décision bien pesée qui a fait l’objet d’un examen approfondi de l’ensemble du dossier. Une telle mesure est exceptionnelle et n’est prise que sur base de raisons sérieuses. L’exclusion pour raisons de sécurité est prise sur base d’une appréciation du dossier global de la personne et ces raisons suffisent en soi pour justifier une exclusion ». Une déclaration digne d’un État policier.
Vous connaissez certainement l’éditorialiste Rik van Cauwelaert, qui commentait dans le magazine Knack : « L’interdit professionnel contre Luk Vervaet, exprimé sur base d’éléments tenus secrets, revient à un règlement de compte en bonne et due forme et au vol du travail d’un homme qui n’a pas caché ces dernières années les conditions inhumaines qu’il constatait dans les prisons belges… Seuls des États voyous se retranchent encore derrière la raison d’État pour imposer le silence à ceux qui pensent autrement ».
Je ne suis pas exclu à cause de mon travail professionnel. Ce travail était irréprochable. Il s’agissait d’un rapport sur mes activités politiques, rédigé par la Sûreté d’État[1]. En bref, ce rapport disait que je suis un militant de gauche, qui fréquente des personnes engagées politiquement, issues de l’immigration. Qui est pro-palestinien. Qui s’oppose à la législation antiterroriste, en soulignant mon rôle dans la défense de Bahar Kimyongür et mon opposition au traitement et à l’extradition de Nizar Trabelsi.  
Avec mes avocats, nous avons commencé une longue bataille devant les tribunaux pour faire annuler mon exclusion. Par deux fois, un tribunal en référé, condamnant les raisons sécrètes de mon exclusion, a émis une injonction pour qu’un entretien entre les autorités pénitentiaires et moi soit organisé. J’ai entrepris les démarches pour obtenir cet entretien, j’ai même écrit une lettre ouverte à Stefaan De Clerck pour le lui demander[2]. Pas de réponse.  
Le 22 juin 2011, le Conseil d’État a annulé mon exclusion[3]. Mais à nouveau, rien n’a changé, les mesures d’exclusion ont été maintenues.
Monsieur le ministre, je ne vais pas répondre au fichage politique par la sûreté de l’État, je l’ai déjà fait à plusieurs reprises. J’aimerais seulement vous soumettre deux réflexions.
La première concerne le droit. Jamais, ni au moment de mon exclusion, ni au cours des dix années suivantes, les services de police ou de la justice ne m’ont accusé ou inculpé de quoi que ce soit. Jamais. Seules mes opinions dérangent. Ne restent que la suspicion, le « profil ». Mais peut-on bannir quelqu’un sur base de la suspicion ? Où sont l’État de droit, la liberté d’expression, les droits de l’homme, les droits de la défense, le respect de décisions de justice, tous ces principes sacrés dont on se vante et qu’on exporte dans le monde entier ? Est-il normal que la direction des prisons ne donne pas suite à une décision du Conseil d’État déclarant mon exclusion illégale ? Après dix ans, n’est-il pas temps de lever mon ban professionnel, d’arrêter des pratiques à la Guantanamo où on peut garder en détention quelqu’un qui n’a été ni inculpé ni condamné ?
Schild & Vrienden et moi
Ma deuxième réflexion part du contraste flagrant entre le travail acharné de la sûreté de l’État qui a abouti à mon exclusion et l’absence totale de ce service dans l’affaire Schild en Vrienden. Pour que la vérité éclate, il a fallu le travail d’investigation de quelques journalistes préoccupés par l’extrême droite.  
 Il y aurait donc deux poids deux mesures dans ce pays au sein des services de police. Comme partout en Europe. J’ai déjà soulevé cette question lors des massacres commis par Anders B. Breivik ou le NSU de Béate Zschäpe en Allemagne ou d’autres groupes fascistes. Pendant que l’extrême droite fasciste s’arme, la police et les services secrets traquent les réfugiés, les activistes qui les hébergent, des militants écologistes, des personnes issues de l’immigration, souvent musulmanes, des démocrates qui se dressent contre les législations liberticides et les dérives antiterroristes.
Ainsi, je peux lire dans De Standaard : « Dans le rapport le plus récent sur la lutte antiterroriste d’Europol, il n’y a aucune mention de Schild & Vrienden »[4]. Le leader de Schild & Vrienden rencontre le premier ministre Viktor Orban ? Des membres de Schild & Vrienden suivent une formation à manipuler des armes ? Aucun problème pour la Sûreté de l’État. « Schild & Vrienden », écrit le journal, « n'était pas considéré comme un risque direct pour la sécurité publique… Même aujourd'hui, il n'y a pas d'éléments pour cela. C'est pourquoi l'enquête sur l'organisation est menée par le parquet de Gand et non par le parquet fédéral ». Dans un interview à la télévision, vous avez couvert cette politique en déclarant, je cite : « Si vous regardez cette organisation de l’extérieur, il n’est pas évident qu’une telle organisation constituerait une menace pour la sécurité publique. Quelqu'un qui obtient 2 500 voix au conseil étudiant de Gand, vous ne vous en méfiez pas immédiatement »[5]. Ici, pas question de profil. Pas question de suspicion. Il suffit qu’un fasciste obtienne 2500 voix au conseil étudiant pour que notre justice et nos services de police détournent le regard.   
  
Quant à l’infiltration des militants de l’extrême droite dans les institutions et les partis, comme le candidat Thomas Maes sur une liste électorale de votre parti, là aussi vous êtes bien tendre : « Je pense qu'il est normal que tous les partis politiques aient à un moment ou un autre à faire avec un membre d’un mouvement de jeunesse très large… ». Tout comme le recteur de l’université catholique de Leuven qui a déjà annoncé que le leader de Schild & Vrienden, exclu de l’université de Gand, méritait une deuxième chance… : « Je ne veux pas fermer la porte a priori pour cet homme. En excluant par définition des opinions aberrantes, l’université se placerait hors de son rôle sociétal, a déclaré le recteur. »[6]  
D’où ma question : accepteriez-vous que je travaille en tant qu’enseignant, tout en ayant, non pas une opinion aberrante, mais une parole contraire à celle des autorités ? Car vous auriez la garantie que, contrairement à l’extrême droite qui nie et qui ment, j’assume mes positions et mes actions. N’est-ce pas la base d’une vraie communication et d’une véritable transparence ?
Je ne veux pas terminer cette lettre sans aborder les illusions que j’ai eues à votre encontre. Vous savez, par le passé, je me suis habitué à la non-communication et au refus de dialoguer de la part du ministère de la Justice. Au point où je ne me faisais plus d’illusions sur les « signaux positifs » venant d’en haut. Je l’admets : vous m’aviez presque fait changer d’avis. Un ancien gardien de la prison de Saint-Gilles avec qui je suis toujours en contact, m’a dit qu’il vous connaissait et que vous étiez différent de vos prédécesseurs. Qu’avec vous, mon exclusion en tant qu’enseignant dans les prisons pourrait se régler. Je l’ai écouté, sans plus.
Plus tard, quand une journaliste de Humo m’a dit que vous accepteriez de débattre avec moi sur la nouvelle prison de Haren, j’ai d’abord été très étonné. Je me disais que votre style de communication, qui impressionnait les journalistes, n’était peut-être pas une façade politicienne. En octobre 2013, quand vous êtes devenu ministre des Finances, ces journalistes avaient décrit votre style de communication comme « ouvert, direct, doux, gentil, spontané, authentique... » [7]. Deux ans plus tard, ministre de la Justice, vous avez participé à un petit film de promotion pour une communication claire. Radio 1[8] vous a décerné le label « Heerlijk Helder » (Agréablement Clair), je cite, « non parce que votre département excelle dans la communication claire, mais parce que vous-même parlez un langage clair[9] 
Alors oui, j’y ai cru un moment. Il y avait l’espoir que vous, en tant que professeur à l’université, avocat, Master of Laws à l’université de Harvard, alliez mettre fin à ce refus systématique de communiquer que j’ai vécu de la part de vos prédécesseurs.
  
Jusqu’au moment où vous et moi avions rendez-vous avec une journaliste de Humo, le lundi 29 juin 2015, à 17 heures, à votre cabinet au ministère de la Justice. Ce rendez-vous était fixé, refixé et confirmé dix jours avant. Mais le lundi matin, vous avez fait téléphoner par vos collaborateurs à la journaliste pour lui dire que « Monsieur Vervaet n’était pas le bienvenu ». « Qu’il ne devait pas se présenter avec elle au cabinet ». « Que l’interview aurait lieu sans lui ».
Je me demande comment ça se passe dans vos bureaux. Avez-vous tenu un briefing, tôt matin, sur votre programme du jour, pendant lequel un collaborateur vous a transmis une note de la sûreté de l’État sur « mon profil », vous déconseillant d’entrer en débat avec moi ? 
 L’article dans Humo a finalement paru le 7 juillet 2015 sous forme d’un interview qui n’en était pas un : avec vous, Hans Claus, directeur de prison, et moi-même. L’interview se trouve toujours sur votre site. Dans l’introduction, il est dit qu’aucun des trois interviewés ne voulait s’asseoir à la table avec les deux autres. En ce qui me concerne, j’y étais parfaitement prêt. Dans l’article vous justifiez votre refus : « l’affaire de Vervaet est une affaire sensible ». Monsieur le Ministre, que signifie « sensible » ? Vous auriez simplement pu dire que l’interview porterait uniquement sur la prison de Haren et non sur mon exclusion, affaire dite sensible ? Hans Claus dit clairement qu’il acceptait un interview à trois, mais, dit-il, « l'administrateur général des prisons Meurisse ne veut pas que je rencontre Vervaet ». Avez-vous compris que tout ce show pour refuser une bête interview, d’abord acceptée, est tout simplement ridicule ?
Tout s’explique dans cet interview sur Haren. Vous ne vous êtes jamais distancié des pratiques du passé, depuis votre arrivée à la tête de la Justice. Dans l’interview, vous dites vouloir agir dans « la continuité », être « loyal » par rapport à vos prédécesseurs. Lesquels ? En quinze ans de temps, nous avons eu droit à sept ministres de la Justice ! Ça fait une moyenne de deux ans de service par ministre. De 2000 à 2015, se sont succédé Marc Verwilghen (VLD), Laurette Onkelinx (PS), Jo Vandeurzen (CD&V), Stefaan De Clerck (CD&V), Annemie Turtelboom (Open VLD), Maggie De Block (Open VLD) et vous.
Pour défendre votre décision de maintenir et d’imposer la construction de la méga-prison à Haren, vous dites : « J’agis dans la continuité... ». De quelle continuité parlez-vous ? De la loi Dupont qui devait fixer les droits des détenus, un travail commencé à la demande de Stefaan De Clerck en 1995, votée en 2005 et toujours pas mise en application ? Des délires de votre prédécesseur Madame Turtelboom ? De la note de Stefaan De Clerck en 1995, qui nous promettait moins de prisons, pour après devenir un défenseur du Masterplan pour la construction des nouvelles prisons ? La vraie continuité se trouve dans l’appareil de l’État, le seul à résister à tous les changements issus des élections. Cette machine continue son chemin en réduisant progressivement son rôle social, en augmentant les inégalités et en durcissant la punition des pauvres, par l’incarcération, l’expulsion et la construction de plus de prisons.
Au moment où j’écris ces lignes, les deux experts qui travaillent depuis trois ans sur la rédaction du nouveau code pénal démissionnent ! Le juge Damien Vandermeersch, avocat-général de la Cour de cassation et professeur de droit pénal de l'UCL et de Saint-Louis, et Joëlle Rozie, professeure à l'Université d'Anvers, protestent ainsi contre cette continuité : « Le gouvernement Michel a introduit des modifications à leur projet, en contradiction avec les principes de base établis par eux. En clair, les autorités replacent la prison comme "figure centrale" du code pénal », peut-on lire dans la presse.[10]
En conclusion, Monsieur le ministre, je réitère ma demande d’un entretien pour obtenir la levée de mon interdit professionnel avant la fin de votre mandat.
Avec toute ma considération,
Luk Vervaet 

 

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