Un témoignage bouleversant et superbement bien écrit d'une jeune éducatrice en accueil de nuit pour femmes sans abri.
Julie Popédup, Lutte Sociale Toulouse, 18/6/2018
Julie Popédup, Lutte Sociale Toulouse, 18/6/2018
Je suis éducatrice dans un accueil de nuit pour femmes sans abri, un
lieu où elles peuvent venir de 18h à 11h. Je vais vous raconter leur
réalité à travers la mienne. Éteignez vos télés, fermez vos magazines à
sensation, vos journaux politiques, vos réseaux sociaux et écoutez moi.
Je vois, j'entends et j'imagine chaque jour ce que l'humanité peut faire
subir de pire à un être humain. Écoutez moi et regardez les!!
Ce
sont celles qu'on appelait les SDF et encore avant les clochardes.
Oubliez vos idées reçues, ce sont vous et moi. Ce sont des mères, des
filles, des grands mères. Ce sont des avocates, des architectes, des
femmes de chambre, des sportives professionnelles, des serveuses, des
écrivaines, des femmes au foyer, des institutrices... Elles sont
Espagnoles, Nigérianes, Géorgiennes, Italiennes, Albanaises, Roumaines,
Guinéennes, Ivoiriennes, Algériennes, Sénégalaises, Ethiopiennes,
Irakiennes... mais majoritairement Françaises.
Elles ont cependant
toutes un point commun : la souffrance. Elles ne sont pas nées dans le
bon pays, dans la bonne ethnie, du bon côté de la frontière, dans la
bonne famille. Et quelque soit leur origine sociale ou leur nationalité,
elles sont à la rue, en France.
Pendant mes études on m'a appris
les institutions, le positionnement professionnel, la protection de
l'enfance, la prise en charge médico-sociale, les dispositifs, la
distance à mettre entre soi et "l'usager" écouter, reformuler,
comprendre les mots, être empathique...
Ce qu'on ne m'a pas appris,
c'est la barbarie de l'homme, avec un petit h. C'est le viol, la
torture, l'exploitation humaine, la prostitution forcée, l'esclavage, le
viol encore, comme arme de guerre, de violence conjugale, comme un
droit qu'a un homme sur une femme, un père sur une fille ou un petit ami
sur une jeune femme.
C'est la saleté et la puanteur, quand plus
rien n'a d'importance et surtout pas soi. Quand puer devient l'ultime
protection contre les prédateurs de la rue. Quand plus aucun regard ne
se pose sur toi et te rappelle que tu es une personne. Quand on existe
plus.
On m'avait pas appris à réagir face à une femme qui ressemble
plus à un animal sauvage, qu'on appelle par son prénom et qui répond :
"y a pas de C. ici, elle est morte. Dis leur de me rendre mon corps, mon
âme et ma vie"
On m'avait pas appris la violence institutionnelle et
que je devrais expliquer à une femme enceinte de 8 mois qu'elle dort
dehors car le Conseil Départemental de la Haute Garonne et l'Etat se
renvoient la responsabilité de sa prise en charge dans un hôtel miteux
de la périphérie toulousaine, où elle sera seule, isolée, souvent sans
aucune ressource. Elle devra faire des kilomètres en fraudant les
transports pour aller se nourrir dans les associations.
Ou cette
autre à 3 semaines d'accoucher qui part en ambulance car elle a des
contractions et que l'hôpital remet dehors à 23h car il n'y a pas de lit
disponible pour lui faire passer la nuit à l'abri. Le médecin référent
nous assura qu'il n'y avait pas de contre indication à marcher 5,5km en
pleine nuit pour rejoindre le foyer quand on est enceinte de 8,5 mois.
On ne m'avait pas appris que les malades psychiatriques sortaient
d'hospitalisation et appelaient directement le 115. Le cercle vicieux de
la rue et de la psychiatrie. Que mon boulot serait souvent celui d'un
(e) infirmier(e) psy. Que je devrais gérer des crises d'angoisse, de
panique, de démence, des décompensations, des épisodes maniaques, des
dépressions profondes, des psychoses, des névroses, des TOC, des
hallucinations, des troubles alimentaires, des paranoïa, des
persécutions, des handicaps mentaux, la violence, l'agressivité, le
désespoir, l'envie de crever, l'envie de me crever, la sidération, le
stress post traumatique, l'apathie, la catatonie, le mutisme,
l'énurésie, l'encopresie, la peur, la leur toujours, la mienne parfois.
On ne m'avait pas appris qu'une femme qui est en plein protocole de
chimiothérapie, qui vient de subir une lourde opération, qui a le Sida,
une sclérose en plaques, une tumeur au cerveau, une drepanositose, une
leucémie, qui est hémiplégique, épileptique, incontinente, cardiaque,
insulino-dépendante, qui souffre d'insuffisance rénale ou pulmonaire,
qui crève à petit feu, pouvait sortir de l'hôpital et dormir dehors. Le
cercle vicieux de la maladie et de la rue.
On ne m'avait pas appris
qu'une femme qui quitte son domicile pour échapper à la violence de son
conjoint aurait pour seule solution la rue et le 115. Les corps
meurtris, les mâchoires cassées, les os brisés, les séquelles
neurologiques, les balafres énormes, les mutilations, les brûlures de
cigarettes, les traumatismes liés à la séquestration et à la terreur de
mourir, n'ont qu'une alternative : la rue ou le domicile conjugal.
Encore un cercle vicieux.
Je n'avais pas conscience que mon boulot
serait de faire face aux plus vulnérables, aux plus malades, aux plus
fragiles que notre société a créés, que les gouvernements successifs ont
parfois oubliés mais depuis peu humiliés, salis, méprisés et
stigmatisés.
Le président et le gouvernement actuel de la 5eme
puissance mondiale appliquent une politique honteuse et meurtrière. Vous
n'avez pas besoin de regarder les informations à la télé pour voir des
gens crever comme des chiens.
On ne parle plus de pauvreté, on
parle d'abandon d'une partie de la population, on parle de survie, de
soins, de décence, d'humanité.
J'ai désappris tout ce que je
savais. Ce que j'ai appris, je l'ai fait avec mes collègues, mon chef de
service mais surtout ces femmes.
J'ai appris que certains silences
sont beaucoup plus lourds que des mots. J'ai appris à lire l'ineffable
dans leurs regards. J'ai appris que prendre quelqu'un dans ses bras
quand le seul rapport au corps qu'elle a eu, n'a été que violence et
humiliation, quand son corps est le dernier rempart avant d'accéder à
son esprit dévasté, c'est parfois une nécessité pour elle mais peut être
aussi pour moi. C'est notre point de rencontre, celui de deux êtres
humains, à l'instant T de la vie de cette femme qui va devoir me faire
confiance et que je dois accompagner dans ses besoins et ses droits les
plus élémentaires.
Cette parenthèse d'humanité qui fait partie intégrante de mon boulot je l'ai appris avec elles.
Elles m'ont appris la dignité, la force et l'abnégation. Elles m'ont
appris l'humanité, le courage et la résilience. Elles me montrent chaque
jour que l'humanité c'est Elles et que nous devons nous battre avec
acharnement pour ne pas laisser une poignée de millionnaires aveugles
tuer l'humanité.
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