Pour Chafik Chraïbi, gynécologue et militant contre
les avortements clandestins, le cas de la jeune journaliste Hajar Raissouni, poursuivie pour "débauche", pourrait "donner un coup
d'accélérateur dans le combat progressiste au Maroc".
Au cœur de cette législation répressive figure l’interdiction de l’avortement, sauf en cas de danger pour la santé de la mère. Le code pénal marocain prévoit jusqu’à deux ans de prison pour celles qui, pour la plupart désespérées, auraient osé faire appel à une "faiseuse d’ange".
Infatigable militant, le gynécologue et président de l'Association marocaine de lutte contre les avortements clandestins (Amlac), Chafik Chraïbi, se bat depuis une dizaine d’années pour encadrer légalement un "phénomène qui existe de fait et provoque des drames".
France 24 : Pensez-vous qu’une évolution du droit dans l’accès à l’avortement au Maroc est envisageable ?
La loi va évoluer, j’en suis convaincu. En 2016, un projet de loi du gouvernement prévoyait de donner accès à l’avortement en cas de viol, d’inceste, de troubles mentaux de la femme enceinte ou de malformation du fœtus. Mais depuis, le texte était resté lettre morte. Après la mobilisation d'associations, dont la nôtre, le projet de loi devrait finalement être voté en plénière lors de la prochaine rentrée parlementaire. C’est une bonne nouvelle. Mais sera-t-il voté en l’état ? D’autres conditions pourraient être ajoutées au texte et donc compliquer l’accès à l’IVG.
Par ailleurs, cette révision du code pénal nous semble encore insuffisante, toutes les grossesses ne sont pas liées à un viol ou à un inceste. Une femme peut vouloir avorter car elle n’a pas les moyens pour subvenir aux besoin de son enfant ou encore parce que son couple bat de l’aile… Les situations sont multiples. Alors bien sûr, on ne peut pas établir de liste exhaustive car on se retrouvera toujours dans un cas particulier.
Quelle solution proposez-vous ?
Il suffirait de modifier légèrement l’article 453 du code pénal marocain. Celui-ci autorise l’avortement uniquement lorsque la santé, sous-entendu "physique", de la femme est en danger. Or si l’on prend la définition de l’OMS (Organisation mondiale de la santé), la santé est un "état de complet bien-être physique mais aussi mental et social". En ajoutant cette précision dans l’article, beaucoup de femmes pourraient demander légalement une IVG. D’autre part, personne ne trouverait rien à redire puisque nous ne parlons que de "santé" et non de moral.
Dans notre société encore très conservatrice, être pro-choix veut dire "débauche". J'aurais aimé militer pour le droit à l'avortement sans condition mais je sais que cela ne passera pas. Le pays ne me semble pas encore prêt pour cela. Voilà pourquoi, dans un premier temps, je préfère réclamer un assouplissement de la loi.
Quel est le nombre d’avortements clandestins au Maroc ?
On estime qu’il y en a entre 600 et 800 par jour. Les deux tiers sont pratiqués clandestinement par des médecins et le tiers restant par des "faiseuses d’anges" ou des herboristes. Tous se font dans des conditions déplorables, c’est-à-dire pour la plupart en cachette, dans un cagibi, sans bonne anesthésie, ni asepsie. Ces méthodes traditionnelles provoquent chez les femmes des infections, des hémorragies ou des malformations du foetus.
Je vois des situations dramatiques tous les jours dans mon cabinet. Ces avortements s’accompagnent aussi de poursuites pour ceux qui les pratiquent. En 2018, 73 personnes ont été arrêtées.
L'interdiction de l'avortement entraîne également de nombreux abandons d'enfants.
Chaque jour, 26 bébés sont abandonnés. Et encore, ce chiffre ne comprend que ceux que l’on a pu recenser. D’autres sont tués, jetés dans la rue ou enterrés sans que personne ne le sache. Les orphelinats au Maroc regorgent d'enfants abandonnés. Puis ils les remettent à la rue, quelques années plus tard, faute de place pour les garder. Le résultat est dramatique : on retrouve des enfants de sept ou huit ans livrés à eux-mêmes dans la rue. Et ce ne sont pas les seules conséquences.
L’impossibilité d’avorter entraîne des tentatives de suicide chez les jeunes filles, des crimes d’honneur ou – dans le meilleur des cas – des expulsions du domicile parental.
Est-ce qu'un cas comme celui de la journaliste Hajar Raissouni, poursuivie notamment pour "avortement illégal", peut faire évoluer les mentalités, selon vous ?
Bien sûr. On a besoin de sensibiliser les gens sur les drames qui se passent sous nos yeux. Pour ma part, j’essaie de les médiatiser le plus possible, depuis une dizaine d’années. Au Maroc, beaucoup pensent encore qu’avorter signifie tuer. Mais lorsque ces personnes voient les conséquences d’une telle interdiction, ils comprennent finalement notre combat.
Par le retentissement qu’elle a provoqué, l’histoire de Hajar Raissouni pourrait donner un coup d’accélérateur dans le combat progressiste au Maroc.
>> À lire aussi : "Avortement illégal" : report du procès de la journaliste marocaine Hajar Raissouni
Beaucoup d’intellectuels et de membres de la société civile se mobilisent déjà pour faire bouger les lignes, comme en témoigne la tribune des 470 Marocaines et Marocains "hors la loi". On pourrait la voir comme une version marocaine du "manifeste des 343" paru en 1971 en France. Il faut maintenant que cette ouverture gagne toutes les couches de la population.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire