Comment
mettre fin à une brouille diplomatique ? La France dispose d’une série
d’outils pour resserrer des liens distendus. S’agissant du Maroc, après
le dépôt d’une plainte pour torture qui avait abouti à la convocation
d’Abdellatif Hammouchi, le puissant patron de la Direction générale de
la sûreté nationale et de la Direction générale de la surveillance du
territoire, la réconciliation s’est faite par l’entremise d’une fidèle
amie du royaume, la socialiste Élisabeth Guigou. Présidente de la
commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, elle fait
adopter, en 2015, un protocole d’entraide judiciaire franco-marocain qui
oblige Paris, malgré son adhésion à la Cour pénale internationale, à
abandonner sa compétence universelle.
Il lui est, depuis, impossible de juger des crimes commis hors de ses
frontières en matière de torture si les actes ont eu lieu au Maroc. Ce
fut ensuite au tour du président Hollande d’agiter un « hochet » de
style Ancien Régime en élevant Abdellatif Hammouchi au grade d’officier
de la Légion d’honneur. Dans un réflexe tout napoléonien, l’ex-chef de
l’État semblait répondre aux associations de défense des droits et des
libertés qui contestent cette nomination : « C’est avec des hochets que l’on mène les hommes. »
Soirée exceptionnelle : la liberté d’informer face à Pegasus
À la suite du scandale d’espionnage Pegasus, le Maroc, qui a surveillé l’Humanité au moyen du logiciel israélien, a osé porter plainte contre le journal. L’Humanité ne
cédera jamais aux pressions et aux intimidations. À la veille de
l’audience, nous le ferons savoir au cours d’une soirée en présence de
nombreuses personnalités.
Lire aussi : « Nous ne céderons pas », l’éditorial de Fabien Gay, directeur de l’Humanité
Rendez-vous lundi 25 octobre, à 18 h 15.
Annexe Varlin de la bourse du travail, salle Henaff, 29, boulevard du Temple, 75003 Paris (métro république).
La flagornerie pèche toutefois par inefficacité, puisque le Maroc est
soupçonné, depuis la révélation de l’affaire Pegasus cet été, d’avoir
massivement espionné jusqu’aux plus hauts représentants de l’appareil
d’État, dont le président de la République, Emmanuel Macron. La liste
publiée par Forbidden Stories, Amnesty International et un consortium de
17 médias internationaux sur le système d’espionnage mondial développé
par la société israélienne NSO a démontré que l’Humanité était également placée sous étroite surveillance pour son travail.
Le numéro de notre grand reporter Rosa Moussaoui figure ainsi parmi
les 50 000 potentiellement happés par le logiciel espion depuis
août 2019. En cause, nos reportages lors du mouvement populaire du Rif
en 2016, nos enquêtes sur les journalistes indépendants persécutés par
le pouvoir marocain Omar Radi et Soulaiman Raïssouni,
et notre couverture, en 2016, de la mascarade de procès organisée pour
entériner les lourdes condamnations des prisonniers politiques sahraouis
après le violent démantèlement du camp de protestation de Gdeim Izik,
six ans plus tôt. Notre journal a immédiatement porté plainte avec
constitution de partie civile avec, à ses côtés, le Syndicat national
des journalistes-CGT, pour que toute la lumière soit faite sur ces
atteintes mettant en danger nos sources et les voix libres qui, sur
place, nous informent.
Convocation au tribunal pour diffamation
Depuis le début de l’affaire, l’État marocain nie avoir eu recours au
logiciel espion ; il a ainsi multiplié les procédures contre les
organes de presse qui osaient évoquer ses pratiques de surveillance et
répression. L’Humanité est ainsi convoquée au tribunal, mardi, à la suite de l’une de ces citations, pour diffamation. « C’est un contrecoup médiatique à usage des Marocains et une tentative de procédure-bâillon », estime
l’avocat Joseph Breham, qui défend notre journal dans ces deux dossiers
et dont le téléphone a lui aussi été ciblé par le logiciel espion pour
avoir traité de nombreuses affaires relatives aux droits de l’homme, au
système tortionnaire marocain et aux prisonniers politiques sahraouis.
La
plainte a clairement des fins de propagande intérieure afin de prouver
que le Maroc est une puissance émergente qui n’hésite pas à croiser le
fer avec les grandes puissances. » Hicham Mansouri
Même réaction du côté d’Hicham Mansouri, fondateur de l’Association
marocaine pour le journalisme d’investigation, dont le smartphone a
également été infecté à une vingtaine de reprises : « La plainte a
clairement des fins de propagande intérieure afin de prouver que le
Maroc est une puissance émergente qui n’hésite pas à croiser le fer avec
les grandes puissances. Localement, l’espionnage du président Macron
est perçu comme un exploit qui entretient le mythe des renseignements
marocains. » Seulement, note Joseph Breham, la procédure intentée par Rabat pose problème à plusieurs titres : « Le
cadre posé est celui d’une plainte pour diffamation, or est-ce qu’un
État est un particulier ? Si ce n’est pas le cas, il n’a pas le droit de
déposer plainte sauf s’il est un corps constitué de l’État, ce que le
Maroc ne revendique pas dans son dépôt de plainte. »
DÉCRYPTAGE Pegasus, le virus qui avale tout sur les smartphones qu’il cible
Le trou de souris juridique par lequel tente de se faufiler Rabat est
également une tentative d’atteindre notre journal financièrement.
L’avocat Olivier Baratelli, qui représente le Maroc, a également porté
les affaires opposant le groupe Bolloré à de nombreux médias. Des
procédures en diffamation qui se sont parfois retournées contre leurs
instigateurs, avec des condamnations en appel pour « procédure abusive ».
Empêcher les journalistes étrangers de revenir sur le territoire
Résister à ces pressions : c’est le sens de la soirée de soutien à l’Humanité
et à l’ensemble de la presse libre et des reporters menacés que le
journal fondé par Jean Jaurès organise ce soir à la bourse du travail de
Paris. « Le Maroc attaque systématiquement ceux qui le gênent afin
de les empêcher de revenir sur le territoire. Plus aucun journaliste
français ne s’y rend à quelques exceptions. La presse étrangère y est
complètement muselée », confirme Claude Mangin-Asfari, épouse du
prisonnier politique sahraoui Naâma Asfari, condamné à trente ans de
prison, et elle-même visée par le logiciel Pegasus. « Toutes les
personnes ciblées sont considérées comme des traîtres, car elles ont
travaillé sur la question sahraouie. Une question de dignité nationale
qui peut conduire en prison », relève encore la militante, qui se
bat pour son droit de visite en prison et a déposé un recours
administratif en 2019 après sa cinquième expulsion du territoire. Selon
l’enseignante, les procédures judiciaires du Maroc « sont une manière de jeter le doute sur la probité des personnes concernées ».
AFFAIRE OMAR RADI Révélations sur les méthodes de la monarchie marocaine pour bâillonner la presse
La méthode est similaire aux entreprises de déstabilisation des
journalistes d’investigation marocains poursuivis dans des affaires de
mœurs. « Le pouvoir est lui-même un grand spécialiste de la diffamation »,
s’amuse le journaliste Hicham Mansouri, qui ne compte plus le nombre
d’attaques personnelles parties du média électronique marocain
Barlamane.com, fondé par Mohamed Khabbachi, ancien agent de
communication au ministère de l’Intérieur et beau-frère de Yassine
Mansouri, patron de la Direction générale des études et de la
documentation, soit le service de renseignement extérieur et de contre-
espionnage.
Le
Maroc renoue avec ses méthodes des décennies 1980 et 1990 car il
redoute l’agrégation de soutiens à l’opposition marocaine en France. Bachir Moutik
Cette stratégie d’omerta se déploie dans un contexte de détérioration
de la situation au Sahara occidental, avec la reprise des hostilités
entre le Maroc et les indépendantistes du Front Polisario. Selon Bachir
Moutik, représentant en France de l’Association des familles des
prisonniers et disparus sahraouis, également sujette à des
intimidations, « le Maroc renoue avec ses méthodes des
décennies 1980 et 1990 car il redoute l’agrégation de soutiens à
l’opposition marocaine en France ». Le militant ne compte plus les
brutales interventions de nervis du régime dans les manifestations
parisiennes, jusque dans l’enceinte de l’Assemblée nationale où se
déroulaient des conférences sur la question.
Reste les intérêts enchevêtrés entre Rabat et Paris, où naviguent
représentants politiques, membres de l’élite économique et patrons de
presse, croisant intérêts stratégiques et séjours privés. « Je fais
parfois la comparaison avec la Tunisie. Si, demain, le Maroc était amené
à connaître un soulèvement, verrait-on des ministres français soutenir
le mouvement démocratique ou appuyer coûte que coûte le pouvoir comme ce
fut le cas avec Ben Ali ? » interroge Bachir Moutik. D’abord
concentré sur la scène intérieure, le champ de la répression s’élargit
donc à la presse étrangère. Abdellatif Hammouchi épouse ainsi la vision
de son ami Mike Pompeo, ancien patron de la CIA et ex-secrétaire d’État
de Donald Trump, qui défendit l’espionnage entre alliés, l’usage de la
torture et le recours aux nouvelles technologies à des fins de
surveillance. Abdellatif Hammouchi, un ami qui vous veut du bien.
Médias solidaires
C’est une vaste « opération d’intimidation » que dénonce la
quasi-totalité de la presse française. Celle qui n’a pas baissé la tête
et a continué d’enquêter sur le Maroc et ses méthodes bien éloignées de
l’image démocratique que le pays aimerait donner. Forbidden Stories, le
réseau de journalistes qui reprend des enquêtes abandonnées par des
journalistes menacés, emprisonnés ou assassinés, a été le premier ciblé
par le royaume pour ses révélations sur le « projet Pegasus ». En
France, le Monde, Radio France, Mediapart et l’Humanité ont fait dans la foulée l’objet d’une plainte en diffamation, inédite de la part d’un État.
L’objectif premier du Maroc n’est pas atteint : la profession n’a non
seulement pas arrêté d’enquêter, mais elle a contre-attaqué, par le
biais d’une plainte collective lancée par Reporters sans frontières et
les 17 journalistes français espionnés par le logiciel Pegasus. D’autres
ont suivi : Mediapart et le Canard enchaîné, dont la journaliste Dominique Simonnot (depuis devenue contrôleuse générale des prisons) a été ciblée, puis l’Humanité. Le SNJ-CGT et le SNJ se sont d’ailleurs portés parties civiles.
À
travers nous, on cherche à intimider, à faire taire des sources, et nos
confrères et consœurs journalistes au Maroc qui essaient dans des
conditions très difficiles de faire leur travail ». Lénaïg Bredoux, Médiapart
Dans un message adressé aux participants de la soirée de soutien à l’Humanité, Lénaïg Bredoux, responsable éditoriale à Mediapart, avance que « ce n’est pas un hasard si c’est le travail de (Rosa Moussaoui) qui lui a valu d’être ciblée par Pegasus ». Visée elle aussi, comme Edwy Plenel, elle estime qu’ « à
travers nous, on cherche à intimider, à faire taire des sources, et nos
confrères et consœurs journalistes au Maroc qui essaient dans des
conditions très difficiles de faire leur travail ». Une « volonté d’intimidation »
soulignée par tous les journalistes qui ont écrit sur le Maroc, qui
vise à la fois à museler la presse et à rassurer la classe dirigeante :
le pays est « tenu ». Madjid Zerrouky, journaliste au Monde et
membre du collectif Forbidden Stories, va plus loin : en attaquant les
journalistes, ce sont non seulement eux et leurs sources que le royaume
veut faire taire, mais aussi « les opposants lambda », en France et au Maroc, « ceux qui n’ont pas les moyens de se défendre ».
Mais, si les journalistes et les rédactions ciblés font front, le
compte n’y est pas. Dans cette affaire, c’est toute la presse qui est
mise en cause. Et, au-delà, la démocratie. Or, les médias non attaqués
par l’État marocain ne sortent pas de leur réserve. Quant à la
République, alors même que plusieurs membres du gouvernement ont été
soumis au même traitement d’espionnage, pas de condamnation officielle.