En visite au Maroc ce vendredi, le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, compte aborder la question des mineurs non accompagnés avec son homologue marocain. Des discussions faisant suite à l’attaque perpétrée par un « faux » mineur pakistanais devant les anciens locaux de Charlie Hebdo.
Ce sera l’une des questions abordées à Rabat ce vendredi 16 octobre entre le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, et son homologue marocain, Abdelouafi Laftit. Les mineurs non accompagnés (MNA, dans le jargon) sont au cœur de l’actualité depuis près d’un mois : pour certains, ils sont tous des « faux » mineurs étrangers qui « profitent » du système de protection de l’enfance. Pour d'autres, ils sont responsables de l’augmentation des actes de délinquance en France.
Un intérêt soudain qui s’explique par l’attaque au hachoir perpétrée devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, vendredi 25 septembre. L’auteur des faits, un jeune de nationalité pakistanaise, s’était déclaré faussement mineur, rentrant ainsi dans le système de protection de l’enfance.
Arrivé en France en 2017, selon les dires du ministre de l’intérieur, l’auteur des faits avait été reconnu mineur en août 2018 et pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE) du Val-d’Oise, comme le prévoit la réglementation française pour les mineurs non accompagnés. Si le département n’a pas tardé à contester sa minorité, celle-ci a ensuite été validée par un juge des enfants, un an plus tard.
À la suite des aveux du principal suspect de l’attaque, le ministre de l’intérieur a affirmé, lors des questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, qu’il existait aujourd’hui « un drame des mineurs isolés, venant notamment du Maroc, de l’Algérie, mais aussi de la Tchétchénie ou du Pakistan », annonçant se rendre au Maroc prochainement « pour régler le problème », à la demande du président de la République et du premier ministre.
Évoquant « des gens parfois persécutés dans leur pays, parfois isolés de leur famille, parfois fraudeurs », il a énoncé la notion de mérite pour le droit d’asile et l’accueil de la République, puis a pointé du doigt ceux qui « méritent d’être reconduits à la frontière parce que soit ils ne sont pas mineurs, soit ils doivent repartir dans leur pays ».
Le locataire de la place Beauvau a également indiqué, dans une envolée lyrique où il s’emmêle les pinceaux, avoir été saisi avec le garde des sceaux, Éric Dupond-Moretti, pour « mettre fin à la discussion autour de la présomption de majorité, car effectivement c’est insupportable, ces faux majeurs [qui] prennent la place des vrais mineurs que nous devons protéger », faisant, en fait, référence à la présomption de minorité et aux « faux mineurs », ce qu’il rectifiera dans un tweet par la suite.
Le principe de présomption de minorité doit garantir le droit aux jeunes se présentant comme mineurs à une protection durant l’ensemble de leurs démarches, jusqu’à la reconnaissance de leur minorité. « Cette protection immédiate passe par la proposition d’un lieu sécurisé où le jeune va pouvoir reprendre des forces, dormir, se laver, s’habiller, se soigner… Interagir avec un adulte bienveillant qui lui explique quels sont ses droits », détaille Clémentine Bret, référente MNA à Médecins du monde.
« En réalité, c’est très peu fait. Il y a un recueil provisoire d’urgence, une mise à l’abri d’une nuit, puis une évaluation avec une réponse le lendemain ou une évaluation “flash”, en quinze minutes après un premier tri. Beaucoup de départements s’affranchissent de ces obligations, soit parce qu’ils sont submergés, soit parce qu’ils rechignent à accueillir les mineurs non accompagnés », poursuit l’auteure de « L’accueil sanitaire des migrants en France et en Europe, reflet d’une crise de solidarité ».
Depuis 2016, un système de répartition est venu rééquilibrer l’accueil et la prise en charge des mineurs non accompagnés sur le territoire national, soulageant notamment les départements les plus sollicités jusqu’alors, comme Paris et la Seine-Saint-Denis. Un système qui, pour nombre d’acteurs du réseau associatif, crée de grandes disparités selon les départements, qu’il s’agisse des taux de reconnaissance de minorité ou des conditions d’accueil des jeunes.
La mission bipartite de réflexion des inspections générales IGA, Igas, IGF et de l’Assemblée des départements de France (ADF) a, d’ailleurs, démontré que le taux de reconnaissance de minorité pouvait varier de 9 à 100 % selon les départements au premier semestre 2017. En Seine-Saint-Denis, celui-ci atteignait 25 % en 2019 pour un total de 585 MNA admis à l’Aide sociale à l’enfance. Ils étaient 1 791 sur le département au 1er septembre 2020.
Si la problématique des MNA n’est pas nouvelle, elle tend à se compliquer depuis une quinzaine d’années, selon Médecins du monde, qui a développé un programme spécial à destination de cette population. « Ils sont plus nombreux (17 000 nouveaux MNA pris en charge en 2019 contre 8 000 en 2016, et un total de 31 000 MNA pris en charge au 31 décembre 2019– ndlr), on a des publics différents de ceux qu’on connaissait, mais surtout on a une réponse exclusivement sécuritaire à leur encontre du côté politique, avec une gestion de flux migratoires et une non-prise en compte de la situation de danger dans laquelle se trouvent ces jeunes », explique Clémentine Bret.
Un système d’évaluation déjà basé sur le soupçon
Un point de vue partagé par la Timmy, association de soutien aux mineurs non accompagnés créée en 2015. « C’est de pire en pire, parce qu’on les considère de plus en plus comme des étrangers avant de les considérer comme des enfants », soupire Espérance Minart, présidente de la structure. « Il est évident que c’est la présomption de majorité qui prévaut. L’évaluation est à charge, le jeune est, en fait, considéré comme majeur tant qu’il n’a pas prouvé sa minorité. »
Entre l’accueil, les démarches administratives et juridiques, l’hébergement, les cours de français et la scolarisation, elle se dit débordée. « Et puis, trop de jeunes sont dans un entre-deux insupportable », notamment parce qu’ils ont été reconnus majeurs et ont entamé un recours auprès du juge pour enfants pour contester cette décision.
S’ils sont reconnus mineurs du premier coup, les MNA risquent ensuite une réévaluation dans le département que le système de répartition leur impose. « On perd des mois voire des années comme ça, et le jour où ils sont enfin reconnus mineurs, ils sont devenus entre-temps majeurs », souligne la présidente de l’association, ajoutant que cette situation les plonge dans la précarité, faute de prise en charge.
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« La réévaluation est une vraie problématique qui fait durer la procédure dans le temps, créant de l’incertitude chez une population de jeunes souvent âgés de 15 à 18 ans. Elle signifie aussi l’absence de scolarisation », complète Julie Mattiussi, maîtresse de conférences à l’Université de Haute-Alsace et spécialiste des droits des personnes.
Coauteure, avec Lisa Carayon et Arthur Vuattoux, de « Soyez cohérent, jeune homme ! » (Revue française de science politique, 2018), la chercheuse évoque une mise à l’écart d’emblée de ce qui constitue la base des documents d’identité ou d’état civil des jeunes se déclarant mineurs. « Il y a une forme de soupçon préalable à l’analyse effective des documents. Cela entraîne forcément une forme de subjectivité dans l’évaluation. » Sans compter une appréciation parfois « culturaliste » des propos recueillis, pouvant conduire à des erreurs d’interprétation de la part des évaluateurs.
Les trois chercheurs ont pu constater que la question des « faux » mineurs orientait également le cours de l’entretien : « C’était un des arguments que nous faisaient remonter les évaluateurs pour justifier combien ils étaient vigilants. Pour l’hébergement, par exemple, ils nous disaient devoir être fermes et stricts pour éviter de mélanger un majeur à des mineurs », explique Arthur Vuattoux, maître de conférences en sociologie à l’université Sorbonne-Paris-Nord.
Selon les territoires, certains travailleurs sociaux reconnaîtraient néanmoins l’existence de failles, presque assumées, lors de l’évaluation. « Dans des départements situés en dehors de la région parisienne et donc moins sous pression, certains nous ont dit avoir évalué des jeunes mineurs tout en sachant que c’était douteux. C’est aussi une façon d’assumer l’évaluation comme un outil qui ne peut pas donner une vérité absolue », complète Julie Mattiussi.
« Non, la fraude n’est pas un phénomène d’ampleur »
Le 23 juin dernier, un décret du gouvernement est venu réaffirmer la volonté politique de contrôler la fraude et limiter le nomadisme d’un département à l’autre, notamment par le biais d’un fichier « antifraude » (lire notre article ici). Le décret, qui vise à conclure une convention entre le département et l’État pour s’assurer du référencement des MNA à l’aide du fichier, précise que le montant de la participation financière de l’État dédiée à l’évaluation des jeunes – 500 euros par personne par évaluation – pourrait être réduit faute de coopération de la part du département.
Celui de la Seine-Saint-Denis, qui a toujours refusé de participer à ce fichier national qu’il considère comme « contraire aux droits de l’enfant et à sa mission de protection de l’enfance », y voit un « chantage financier ». « L’État, qui ne compense déjà plus qu’à hauteur de 8 % nos dépenses départementales pour la prise en charge des MNA sur un budget annuel de 60 millions d’euros en Seine-Saint-Denis, va encore remettre en cause cette contribution en la conditionnant à la participation au fichier », dénonce Stéphane Troussel.
Estimant que la pression imposée aux départements pour collaborer au « fichage » des mineurs étrangers s’est accentuée depuis ce décret, le président du conseil départemental a annoncé avoir déposé, le 5 octobre, un recours devant le Conseil d’État pour demander son annulation. Le département du Val-de-Marne s’est associé à cette démarche.
« Il s’agit, par ailleurs, d’une entrave au principe de libre-administration des collectivités territoriales, relève Stéphane Troussel. Je refuse que le département soit le supplétif du ministère de l’intérieur et de sa politique migratoire. Chacun doit rester dans son rôle. »
S’agissant de la fraude, pourtant, aucun chiffre officiel n’existe. Cela n’a pas empêché Jean-Louis Thiériot, député de Seine-et-Marne (Les Républicains) et ancien président du conseil départemental, d’affirmer dans un entretien accordé au FigaroVox que cette fraude atteignait 80 % dans son département, qu’elle était « considérable » et que des « quadragénaires » se revendiquaient mineurs.
« Ce n’est pas du tout ce que j’ai vu sur le terrain », rétorque Delphine Bagarry, députée EDS des Alpes-de-Haute-Provence, à l’origine d’un rapport sur les MNA publié en 2017. « Même l’ADF, qui était pourtant critique et se plaignait des abus de certains majeurs, n’a jamais avancé ce chiffre. Les associations me disaient qu’il y avait des faux mineurs, mais elles arrivaient facilement à les écarter du processus et ces derniers n’insistaient pas. Non, la fraude n’est pas un phénomène d’ampleur. »
Pour Clémentine Bret, de Médecins du monde, il ne s’agit pas de « faire de l’angélisme ». « On comprend qu’il peut y avoir des majeurs. Ils tentent tout ce qui est à leur disposition, comme pour la demande d’asile. Mais si on veut vraiment parler de chiffres, il faudrait déjà qu’il y en ait », argue-t-elle, ajoutant qu’en réalité 80 % des personnes se présentant comme mineures ne sont pas reconnues comme telles.
« Avec ça, on fait dire que 80 % sont des majeurs et des fraudeurs. Un autre chiffre intéressant et objectif : 50 % des jeunes qui saisissent le juge des enfants sont reconnus mineurs. Les départements qui connaissent ce chiffre-là préfèrent perdre un certain nombre de mineurs. Quand bien même il y aurait des majeurs qui arriveraient à passer au travers des mailles du filet, pour un majeur qui entre dans la protection de l’enfance, combien de mineurs restent à la rue ? », interroge la référente MNA de l’association.
« 80 % de fraude dans un département, ça semble très exagéré », estiment les chercheurs Julie Mattiussi et Arthur Vuattoux, qui rappellent l’absence d’études quantitatives sur cette question, tant au niveau local qu’au niveau national. « Il faut voir l’envers fraude, tous les mineurs évalués majeurs alors qu’ils sont réellement mineurs », ajoute Arthur Vuattoux. Et Julie Mattiussi d’ajouter : « Qu’est-ce qu’on entend par fraude ? La production de faux documents ou un majeur évalué mineur ? Comment pourrait-on savoir qu’il y a fraude parmi les mineurs puisqu’ils ont été évalués mineurs ? »
L’une des méthodes de détermination de l’âge des jeunes reste celle des tests osseux, datée et controversée car réputée pour être peu fiable. Celle-ci est utilisée par certains magistrats lorsqu’il y a un doute sur la minorité d’un jeune. Peu après l’attaque devant les anciens locaux de Charlie Hebdo le 25 septembre dernier, le député Éric Ciotti (Les Républicains) a déposé une proposition de loi visant à leur généralisation « afin de mieux détecter les faux mineurs isolés étrangers » et à « la tenue d’un fichier biométrique pour mieux détecter et lutter contre ceux qui abusent de notre générosité et détournent les procédures légales d’immigration ».
Dans un tweet, il a également interpellé le ministre de l’intérieur en lui demandant « d’expulser systématiquement tous les clandestins fraudeurs en contraignant les gouvernements étrangers de pays sûrs à garder ou reprendre leurs ressortissants mineurs ». « Éric Ciotti n’invente rien, commente Léa Jardin, doctorante et attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’université Paris-Sorbonne-Nord, qui prépare une thèse sur la protection des MNA en France. Il existe déjà des fichiers reliés entre eux – AEM (appui à l’évaluation de la minorité), Visabio et Agdref – censés lutter contre la fraude et faciliter les mesures d’éloignement. »
Reste à savoir si le ministre de l’intérieur annoncera des mesures en ce sens à l’issue de sa visite au Maroc, ce vendredi. « Cette rhétorique autour du besoin de distinguer les vrais mineurs des faux peut paraître très choquante. Elle stigmatise ces populations, alors que la plupart des jeunes ont la volonté de s’intégrer en France et de travailler, selon les acteurs de terrain. Il ne faudrait pas faire de quelques cas une généralité », insiste-t-elle.
D’autant que les MNA de nationalité marocaine sont les moins nombreux à être pris en charge par l’ASE (3 %), loin derrière les Guinéens, les Ivoiriens ou les Maliens. « Cette population n’entre pas dans la protection de l’enfance, car elle est souvent sous la coupe de différents réseaux. Je ne vois pas bien le rapport avec la problématique des faux mineurs, on est, là encore, dans la volonté politique de renvoyer une image de fermeté sur les sujets liés à l’immigration. »
« Gérald Darmanin est malheureusement coutumier des coups de com, comme l’avait par exemple montré l’opération à Grenoble s’agissant du trafic de drogue, regrette Stéphane Troussel. Il faut globalement que le gouvernement en finisse avec cette attitude qui consiste à poser en principe la suspicion plutôt que l’accompagnement des MNA, car cela rate complètement l’enjeu de leur prise en charge. »
Pour la députée Delphine Bagarry aussi, le déplacement du ministre de l’intérieur au Maroc n’est qu’un « effet d’annonces ». « Tout comme la loi Asile et immigration renvoyait le signal d’une France qui n’est pas accueillante, qui stigmatise une certaine partie des migrants pour ne pas avoir un débat de fond sur l’immigration, on a là un nouveau signal pour attirer un certain électorat. »
Une autre manière d’analyser l’éventuelle fraude concernant les MNA serait de s’interroger sur l’intérêt de se déclarer mineur lorsqu’on ne l’est pas. « La vraie question est de savoir pourquoi des jeunes âgés de 19 ou 20 ans voudraient se faire passer pour des enfants, note Léa Jardin. Il y a une vraie souffrance psychique pour certains à se faire passer pour des adolescents. »
« Si les gens étaient bien traités en arrivant chez nous, peut-être qu’il n’y aurait pas ces dérives-là. Quand on se retrouve à la rue, avec pour seul moyen d’hébergement de dire qu’on est mineur, n’importe qui le ferait », confie la députée Delphine Bagarry.
« Quand j’entends dire qu’ils profitent du système de protection de l’enfance, je me demande de quoi on parle », souffle le chercheur Arthur Vuattoux. « Un jeune à la rue est déscolarisé, en situation de précarité. C’est certainement sous cet angle qu’il faut traiter la question des MNA, il y a plus urgent comme problématique que celle de lutter contre la fraude et ceux qui profiteraient du système de protection de l’enfance. Que notre système protège déjà ceux qui en ont besoin », conclut sa consœur Julie Mattiussi.
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