Sur les images qui circulent sur les réseaux sociaux, des dizaines de jeunes hommes courent dans les rues, euphoriques, comme s’ils célébraient un exploit sportif. C’est un peu ce qu’ils ont accompli : entre 400 et 600 migrants subsahariens, suivant les sources, sont parvenus jeudi au petit matin à franchir la série de grillages qui sépare le Maroc de la ville enclave espagnole de Ceuta (Sebta en arabe et en berbère). L’une des deux seules frontières terrestres entre l’Afrique et l’Union européenne – avec Melilla, une autre enclave espagnole.
Ce passage massif n’est pas une première. En février 2017, plus de 850 Subsahariens avaient forcé le passage en quatre jours. Cette fois-ci, les migrants ont employé des moyens inédits : des bouteilles de chaux vive (qui provoque des brûlures) projetées sur les gardes civils espagnols, ou des lance-flammes bricolés avec un briquet fixé sur un aérosol. Un arsenal dérisoire face à des dispositifs qui ont coûté aux contribuables européens des centaines de millions d’euros. Mais qui a prouvé son efficacité.

«Concertinas»

Souvent appelés «sauteurs», ces clandestins se risquent de moins en moins à escalader les deux grillages hauts de six mètres qui ceinturent la ville sur huit kilomètres. Ces remparts sont surmontés de rouleaux de barbelés à lames tranchantes, les redoutables «concertinas» dont les défenseurs des droits de l’homme exigent l’interdiction. Jeudi, les migrants ont cisaillé les filets de métal et sont entrés en force en choisissant un des rares points hors de portée des caméras de surveillance. La plupart d’entre eux se sont immédiatement réfugiés dans un centre de la Croix-Rouge, dont les capacités d’hébergement sont totalement dépassées.
Sur l’ensemble de l’an dernier, près de 2 500 personnes sont entrées par Ceuta dans l’Union européenne, un chiffre équivalent à celui de 2016. À Melilla, ils ont été plus de 4 800 en 2017. Les candidats à l’asile se rassemblent par milliers sur le mont Gurugu, qui surplombe Ceuta, et attendent de longs mois le moment favorable pour donner l’assaut à la forteresse qu’est devenue la ville.

Ministre milliardaire

Le passage massif de jeudi intervient au moment où, en Espagne, le socialiste Pedro Sánchez, chef du gouvernement depuis début juin, promet une politique d’accueil des étrangers moins stricte que celle de Mariano Rajoy, son prédécesseur de droite. Il a notamment promis le retrait des barbelés et la fin des reconduites «à chaud» au Maroc des sauteurs parvenus à Ceuta ou à Melilla. Une mesure courante mais illégale puisque tout migrant parvenu sur le sol d’un Etat de l’UE a le droit de déposer une demande d’asile.
Rabat participe à des programmes de contrôle migratoire coordonnés avec la garde civile espagnole. Mais Aziz Akhannouch, l’inamovible ministre marocain de la Pêche et de l’Agriculture (il est en poste depuis janvier 2007), déclarait en février que le royaume mettrait fin à sa collaboration avec l’UE s’il n’était pas davantage écouté. Pour le richissime ministre, deux dossiers sont sur la table : l’accès des fruits et légumes aux marchés de l’union, mais surtout, les autorisations de pêcher dans les eaux marocaines par les bateaux européens. L’UE veut exclure de cet espace les eaux du Sahara occidental, jugeant que ce territoire n’appartient pas au Maroc. «Nous sommes prêts à cesser toute coopération avec l’Europe si notre souveraineté n’est pas respectée», s’est récemment fâché Akhannouch, soulignant que «d’autres flottes pourraient venir pêcher dans nos eaux.» Tout le monde a compris qu’il parlait de la Chine.
Le ministre espagnol des Affaires étrangères, le vieux baron socialiste Josep Borrell, a résumé jeudi lors d’une rencontre à Madrid avec la presse étrangère sa position sur la crise migratoire. Après avoir durement critiqué la décision de l’Italie de fermer ses ports aux migrants, il a prôné une politique européenne à long terme pour faire face à une situation «plus grave que la crise de l’euro». Politique qui «ne peut pas consister en une sorte d’ajustement permanent» pour se répartir les migrants qui débarquent. L’Espagne aussi pourrait demander une répartition des migrants quand ils franchissent les frontières terrestres des enclaves espagnoles au Maroc mais elle ne le fait pas, a souligné le ministre, en fonction depuis début juin.