Le profil des Marocains résidant à l’étranger (MRE) a bien changé. De même que la position du royaume à l’égard de ses « sujets émigrés », auxquels il reconnaît désormais un rôle politique et non plus seulement économique. Explications avec le politologue et sociologue Mohamed Tozy.
Le politologue et
sociologue marocain Mohamed Tozy. © Cyrille Choupas pour JA
Rym Bousmid , Jeune
Afrique, 5/3/2025
Le discours de Mohammed VI
à l’occasion du 49ᵉ anniversaire de la Marche
verte, le 6 novembre dernier, sur « le rôle remarquable »
des Marocains résidant à l’étranger (MRE) et la nécessité de transformer les
institutions chargées de gérer les questions les concernant marque un tournant.
L’État ne considère plus sa population émigrée comme étant
avant tout une ressource économique pour le Maroc, il revendique
désormais son rôle politique. En revenant sur l’évolution de l’archétype de
l’émigré marocains au fil des années, le sociologue et politologue Mohamed Tozy analyse
les circonstances de cette transformation de la politique du royaume à leur
égard.
Jeune Afrique : Il y a toujours eu nombre de clichés
autour des Marocains émigrés…
Mohamed Tozy : On a pour commencer le
stéréotype, aujourd’hui obsolète, de l’émigré : un ouvrier agricole, un mineur
ou un ouvrier des usines Renault et Peugeot, célibataire à grosses moustaches
ou marié avec une flopée d’enfants, qui part en vacances chaque année au
« bled » dans une 403. Cette population est désormais de plus en plus
diversifiée. Et quelques figures se sont toujours détachées du lot, et ont
réussi à s’affranchir des stéréotypes négatifs pour en incarner d’autres plus
positifs.
Qu’en reste-t-il ?
Aujourd’hui, l’émigration marocaine prend d’autres formes,
dont les harraga
[clandestins] ne sont qu’une expression marginale, sachant que n’émigrent
que les gens qui sont les plus dynamiques, les plus courageux de toutes les
catégories sociales. Car le coût de l’émigration est extrêmement élevé,
financièrement, mais aussi socialement et émotionnellement. Les émigrés sont la
sève de la société.
Combien de personnes cela représente-t-il ?
Il est difficile de faire des analyses statistiques précises
sur cette population, entre les naturalisés, leurs enfants non déclarés
marocains… De plus, certains pays comme l’Espagne et l’Italie n’acceptent pas
souvent le double passeport, alors qu’en France, l’interdiction des
statistiques ethniques complique la tâche des chercheurs. Avec tout cela, on
considère qu’un Marocain sur dix est émigré, une proportion énorme, mais qui
est très élastique.
Quelles sont les tendances fortes de l’émigration
marocaine au cours des dernières décennies ?
Auparavant, elle était principalement masculine, ouvrière.
Désormais, la première tendance est à la féminisation. La deuxième, c’est le
niveau des études : il n’est plus question d’émigrés analphabètes ou de
sous-diplômés.
La troisième tendance est ce que j’appelle « la
migration pendulaire » : avoir un pied dans chacun des deux pays et
s’assurer de la sécurité administrative dans les deux pays. C’était un peu
caché, c’est aujourd’hui revendiqué et même perçu comme un critère de
réussite. La différence, c’est que, maintenant, le Maroc accepte de partager
ces ressortissants avec la mise en place de dispositifs institutionnels qui le
permettent.
Comment les politiques publiques marocaines ont-elles
évolué pour accompagner ces changements ?
Au Maroc, à la différence des autres pays, tout cela s’est
accompagné d’une conceptualisation, au plus haut niveau, suivant un paradigme
politique de gestion, que j’appellerais « pastoral ». À partir des
années 1970, le principe était le suivant : « Ce sont mes brebis, je
dois veiller sur elles, les surveiller, éviter qu’elles ne soient perverties
[moralement et religieusement]. Mais je peux disposer de mes brebis comme je
l’entends. » Le Maroc avait une culture adaptée à ce mode de gestion.
Dans une interview accordée en 1989 à la chaîne publique française
Antenne 2, Hassan
II évoquait même « l’impossibilité de l’assimilation » par
opposition à l’intégration. Que des Marocains deviennent citoyens d’un autre
pays, selon le paradigme pastoral, c’était, pour lui, perdre des brebis.
Le Maroc est-il sorti de ce paradigme ?
Pas totalement. Mais il est en transition. Aujourd’hui, le
royaume continue de chérir ses « brebis », mais il est prêt à les
partager. D’ailleurs, à la fin de sa vie, Hassan II a changé de position, et
considérait que les Marocains du monde étaient une opportunité.
D’abord d’un point de vue économique…
Oui, il y avait d’abord la réflexion économique. Dès les
années 1980, la Fondation Hassan II devait s’assurer des transferts d’argent
des émigrés. Progressivement s’est mis en place un important écosystème
bancaire marocain à l’étranger, de façon à accueillir les investisseurs – une
part minime à l’époque, excepté dans le domaine de l’immobilier.
Puis du point de vue politique ?
Il y a une sorte de retour à un imaginaire impérial, une
idéologie d’extrême droite, en d’autres termes « l’orientalisme à
rebours ».
Cela s’est mis en place dès les années 1990, alors que le
Maroc était en pleine transition politique et préparait l’alternance
gouvernementale. Parallèlement, il y avait de nombreux débats au sujet des
Marocains résidant à l’étranger, des jugements négatifs sur leurs avantages,
leurs comportements quand ils viennent en vacances au Maroc… Cette évolution
est directement liée à l’histoire politique du pays, au retour des exilés, à
l’amnistie. Nous assistons alors, petit à petit, à la diminution de la méfiance
vis-à-vis de cette population. Le régime ne la juge plus dangereuse pour sa
stabilité.
Cette époque coïncide aussi avec l’apparition du
terrorisme islamiste en Europe, la décennie noire en Algérie. Cela a-t-il
affecté l’encadrement des émigrés marocains ?
Effectivement, dans les années 1990, le Maroc va investir un
autre champ de suivi de ses émigrés : le religieux. Au-delà de l’encadrement
classique, c’est-à-dire l’envoi d’imams, le suivi sécuritaire, etc. Les
attentats de 1996 à Paris et la guerre civile en Algérie ont des répercussions
sur la politique française et le regard que porte le royaume sur ces
ressortissants. Alors, le Maroc envoie du personnel, participe à la
construction des mosquées. À la fois parce qu’il est en concurrence avec
l’Algérie et pour éviter que la population marocaine ne soit incorporée dans
les bataillons jihadistes.
Comment la réalité de ces MRE dans leur pays d’accueil
influence-t-elle la politique du royaume à leur égard ?
Je pense que, au départ, c’est relativement intuitif, guidé
par la réalité de réussites spectaculaires, qui ont démarré très tôt et non en
France, d’ailleurs, mais plutôt en Belgique et aux Pays-Bas, où la mobilité
vers des positions de pouvoir est plus facile. Apparaissent alors des figures
politiques d’origine marocaine occupant des fonctions de ministre, bourgmestre,
patron… En France, cela reste encore exceptionnel. Ce qui s’explique par le
fait que ni le récit national belge des communautés ni le récit néerlandais des
polders ne sont le récit national français.
Les formes d’utilisation de cette population étaient soit un
transfert, soit le retour. Et la troisième possibilité, c’est de partager. Ce
qui est intéressant, c’est qu’à partir du moment où cette double loyauté a
arrêté de poser un problème au Maroc, elle a commencé à poser des problèmes
aux autres pays.
Comment les émigrés, notamment à travers l’activisme
numérique, sont-ils devenus des éléments d’influence politique ?
Il y a une sorte de retour à un imaginaire impérial, une
idéologie d’extrême droite, en d’autres termes « l’orientalisme à
rebours ». Mais, en même temps, au-delà de cet activisme, il y a
l’évolution interne du Maroc, la valorisation du « Made in Morocco »,
le cosmopolitisme que vit le pays. Tout cela va accentuer cette forme de
nationalisme primaire.
Nous assistons à un retour au pays – pas encore massif,
mais remarquable – d’émigrés et de descendants d’émigrés. Dans ce contexte, la
perception des Marocains « de l’intérieur » de ces MRE, souvent
négative par le passé, a-t-elle changé ?
Jusqu’à présent, la spécificité de cette population était
d’être restée figée dans une culture marocaine des années 1960. Mais ce qui valorisait
ou donnait une différence à cette communauté, et qui aurait pu être mal perçu,
a disparu. Le fait est que le royaume lui-même a évolué, le Maroc urbain est
devenu ouvert et globalisé. Les différences ne sont plus aussi fortes
qu’avant. Il n’y a plus de clash. Il y a eu un rééquilibrage.
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