Guerre en Ukraine, montée des idées réactionnaires, crise climatique...
Le philosophe et sociologue Edgar Morin publie Réveillons-nous, un appel aux consciences pour ne plus "subir les événements comme des somnambules". Il redit l'urgence de "penser l'avenir", la nécessité de "s'attendre à l'inattendu pour savoir naviguer dans l'incertitude". Edgar Morin, qui a fêté ses 100 ans en juillet 2021, n'a pas été surpris par l'attaque russe contre l'Ukraine : dans l'entretien qu'il a accordé à franceinfo, il rappelle qu'il avait averti sur le "risque d'infection"
de l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014. Il évoque également,
pour les regretter, la déroute intellectuelle de la gauche et le succès
de "la France réactionnaire". Et il médite sur l'avenir, le sien et celui du monde.
franceinfo : Vous publiez Réveillons-nous ! comme un écho douze ans après à un autre appel, celui du penseur et résistant Stéphane Hessel, Indignez-vous ! Vous voulez nous sortir d'une forme de léthargie ?
Edgar Morin : Stéphane Hessel disait Indignez-vous,
il s'adressait à des gens déjà réveillés ! Moi, j'ai l'impression que
nous subissons les événements un peu comme des somnambules. Ce que j'ai
vécu, du reste, dans ma jeunesse, dans les dix années qui ont précédé la
guerre. Je demande à essayer de voir et de comprendre ce qui se passe.
Sinon, nous allons subir les événements comme, malheureusement, nous
avons subi la dernière Guerre mondiale.
Vous avez été un résistant, un combattant quand la France a
connu la guerre. Et vous êtes un des rares intellectuels français à
avoir été élevé au grade de Commandeur de la Légion d'honneur à titre
militaire. Comment vivez-vous ce retour de la guerre en Europe ?
Bien entendu, il y a une surprise, mais pas totale puisque dans un article que j'ai fait dans Le Monde en 2014,
au moment de la crise ukrainienne et, déjà, la scission des provinces
russophones en Crimée, j'avais dit : attention, c'est un foyer
d'infection qui risque d'avoir des conséquences désastreuses. Et pendant
des années, on a fermé les yeux sur cette infection. Il y avait une
petite guerre permanente dans l'Ukraine et dans le fond, le vrai
problème, c'est que, en plus du sort de l'Ukraine qui voulait être
démocratique et s'intégrer à l'Union européenne, elle était un enjeu,
une proie pour deux superpuissances : la Russie poutinienne, qui rêvait
de retrouver la grande Russie et de l'absorber, et le monde occidental,
les États-Unis, qui rêvaient de l'intégrer à l'Occident.
La grande différence, c'est qu'au cours de ce conflit très fort, mais
encore resté sans guerre, le président des Etats-Unis, en même temps
qu'il apportait un soutien intransigeant en paroles, a dit : moi, je ne
ferai pas la guerre. Ce qui fait que dès le début, il y a eu un
déséquilibre. Et aujourd'hui, nous sommes dans une sorte de
contradiction parce que d'un côté, nous pensons que la résistance
ukrainienne est juste – c'est une guerre patriotique – mais en même
temps, nous pensons que si nous entrons dans ce conflit, nous risquons
ce que Dominique de Villepin appelait un "tsunami mondial" : de proche
en proche, arriver à l'explosion.
"D'un côté, nous voulons soutenir un pays
qui résiste et de l'autre côté, nous ne pouvons pas le faire
intégralement, c'est-à-dire entrer dans la guerre. Et nous sommes dans
un entre-deux : on fournit des armes et du ravitaillement."
Quel regard avez-vous sur ces Ukrainiennes, ces Ukrainiens, qui prennent les armes pour défendre leur pays face aux Russes ?
Pour moi, ce sont des résistants qui, cette fois, résistent avec une
armée nationale, alors que nous, on était des résistants désarmés. Je
trouve que c'est très beau, mais je pense aussi que nous ne pouvons pas
nous laisser entraîner dans la logique de la guerre et intervenir
militairement. Donc, je sens cette contradiction que nous vivons tous et
qu'il faut assumer.
Vos trois écrivains préférés sont russes : Dostoïevski,
Tolstoï, Tchekhov. Est-ce qu'ils vous aident à comprendre la guerre
d'aujourd'hui ?
Non, cela m'aide surtout parce qu'ils portent en eux un humanisme
russe qui, à la différence de l'humanisme occidental, qui est surtout
abstrait, est concret. Il est plein de compassion pour la souffrance et
la misère humaine. Et ce que m'ont appris ces auteurs, très
profondément, c'est cet humanisme de compassion pour la souffrance. Mais
quand Tolstoï écrit Guerre et Paix et qu'il fait des analyses
de la guerre de résistance russe à Napoléon, ça fait beaucoup plus
penser à la conquête que voulait faire Hitler de la Russie qu'à
l'absorption par cette énorme Russie de la petite Ukraine.
Entretien avec Edgar Morin : l'Ukraine et la Russie
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Dans deux semaines a lieu le premier tour de l'élection présidentielle et vous inscrivez votre livre dans ce contexte. "La campagne pour l'élection présidentielle de 2022, écrivez-vous, montre combien la France réactionnaire a aujourd'hui pris le pas sur la France humaniste." Et vous n'en êtes pas étonné ?
C'est un processus que je n'ai pas cessé d'analyser et j'en suis
arrivé à constater l'aggravation. C'est la succession de crises que nous
vivons depuis pas mal de temps qui explique aujourd'hui ce grand
développement de la France réactionnaire. Il faut penser que dans le
monde entier, il y a une crise des démocraties, une crise du progrès. On
a cru pendant longtemps que le progrès était sûr, une loi historique,
et on se rend compte que l'avenir est de plus en plus incertain et
inquiétant. Il y a la crise du futur, l'angoisse, les crises qui sont
arrivées : économique en 2008, puis la pandémie. Les angoisses que ça
crée provoquent une rétraction, une refermeture sur soi, une peur, une
volonté de défendre une identité qui, du reste, est mythologique. Le
propre de l'identité française, qui s'est construite pendant des
siècles, est d'avoir intégré des peuples très différents les uns des
autres, Alsaciens, Flamands, Bretons, Corses, etc.
Identité française mythifiée, dites-vous, notamment par Éric
Zemmour, dont vous voulez combattre les idées dans votre livre. Il
reprend, dites-vous, le pire mythe des nationalismes modernes : la
purification ethnique.
La France est à la fois une et plurielle. C'est une chose que Zemmour
nie totalement. Je le contredis en rappelant ce qu'est réellement la
France. Elle a plusieurs souches, mais en même temps, sa vraie souche
historique, c'est celle qui a été créée à partir de la Révolution et la
République.
Comment expliquez-vous une forme de défaite des intellectuels
et des politiques de gauche qui n'ont pas su apporter de réponses, pas
su se faire entendre ?
Tout d'abord, il faut dire qu'il y a eu une crise des idées
socialistes. Le socialisme avait pour lui une théorie très bien
articulée, une conception de l'homme, du monde, de l'histoire, formulée
par Marx. Et aujourd'hui, cette théorie a d'énormes lacunes.
"Il faut repenser le monde, repenser l'histoire, et les partis de gauche n'ont absolument pas fait ça."
Il y a une crise de la pensée politique en général, et
particulièrement de ce côté-là. Quant aux intellectuels de gauche, ils
n'ont pas répondu à la mission de l'intellectuel, qui est très
importante aujourd'hui. Parce que nous sommes dans un monde d'experts et
de spécialistes qui, chacun, ne voit qu'un petit bout des problèmes,
isolés les uns des autres. Et il y a aujourd'hui cette carence,
effectivement. Et ce sont aujourd'hui les intellectuels porte-paroles de
la France réactionnaire qui tiennent le haut du pavé.
Nous avons évoqué la guerre en Ukraine, avec en toile de fond
la menace nucléaire. Vous dédiez aussi un des quatre chapitres de votre
livre au réchauffement climatique. Est-il possible, dans ces
conditions, de penser l'avenir sereinement ?
On ne peut pas être serein devant des perspectives tellement
inquiétantes. Ce que j'ai voulu montrer, avant même qu'il y ait la
guerre en Ukraine, c'est que depuis Hiroshima, une épée de Damoclès est
sur la tête de tous les êtres humains et que ça s'est aggravé avec la
crise écologique où c'est vraiment la biosphère, le monde vivant et nos
sociétés qui sont menacés. Ce n'est pas seulement le climat. Le climat
est un élément de cette crise générale et la pandémie a rajouté aussi au
caractère mondial de la crise.
Je pense qu'on est entré dans une période nouvelle. Pour la première
fois dans l'histoire, l'humanité risque un anéantissement, peut-être pas
total – il y aura quelques survivants, comme dans Mad Max –, mais une
sorte de "redépart" à zéro dans des conditions sanitaires sans doute
épouvantables. C'est ce péril que j'avais déjà diagnostiqué comme
potentiel qui, brusquement, devient actuel avec cette histoire de guerre
russe.
"Nous sommes entrés dans une période de
chaos tel que l'on ne peut pas voir dans quelles directions va aller
l'évolution du monde. Et mon problème, c'est que j'aimerais voir comment
se dessine l'avenir."
Certains penseurs aiment regarder le passé, d'autres le
présent. Et vous, on a l'impression que ce que vous aimez le plus, c'est
de penser l'avenir ?
Mais vous savez, on ne peut penser l'avenir que si on a conscience du
passé et de ce qui se passe dans le présent. On ne peut pas penser à
l'avenir tout seul. Et aujourd'hui, l'avenir dépend de ces grands
courants qui traversent l'humanité et qui sont menaçants et régressifs.
Donc, je pense qu'il est urgent de penser l'avenir. Pourquoi ? Parce que
jusqu'à présent, on croyait que l'avenir, c'était une sorte de ligne
droite qui allait continuer. Il faut imaginer les différents scénarios.
Il faut être vigilant. Il faut s'attendre à l'inattendu pour savoir
naviguer dans l'incertitude. Il y a toute une série de réformes, la
façon de penser, de se comporter, qui sont nécessaires aujourd'hui.
Penser l'avenir, l'avenir de l'humanité, cela vous laisse le temps de penser au vôtre ?
J'ai très peu d'avenir ! Je vis intensément le présent, justement à
travers tous les événements et surtout cette guerre en Ukraine. J'essaye
de réfléchir sur l'avenir, mais je voudrais voir un peu plus clair.
J'aimerais bien vivre encore le temps de voir comment se dessine un peu
l'histoire humaine. Donc, je vis au jour le jour mon propre avenir. Je
vis dans la vigilance et dans l'intérêt pour le monde et donc pour son
avenir.
Entretien avec Edgar Morin : la présidentielle, la gauche, l'avenir
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Réveillons-nous ! de Edgar Morin, éditions Denoël