"Monsieur le ministre
de l’éducation nationale, nous venons d’horizons
divers, écrivains, philosophes, psychiatres,
professeurs, chanteurs, rappeurs, acteurs,
journalistes… Nous sommes des parents et
grands-parents tristes, désarmés.
Des citoyens en colère mais combatifs. En cette
rentrée scolaire, nous vous écrivons, monsieur le
ministre, pour vous faire part d’un constat qui
nous brûle, qui renvoie à l’avenir de nos enfants
et dont, étonnamment, personne ne parle. Parce
qu’il est trop dérangeant ?
Une grande partie de
nos enfants ne lisent plus et peinent à écrire.
Ils peinent à écrire au sens d’articuler leur
pensée et de raisonner. Nous parlons de nos
enfants de 7 à 10 ans, de nos adolescents, de la
génération tout-écran et bientôt
intelligence artificielle [IA].
Nous parlons de la
conjonction inédite de trois phénomènes majeurs
dont on n’a pas encore, semble-t-il, réellement
anticipé les effets, explosifs, pour les années à
venir : la citoyens en colère; la toute-puissance des
écrans dans le cerveau des jeunes à propos de
laquelle les scientifiques, les professionnels de
l’enfance et les enseignants tirent le signal
d’alarme depuis des années ; l’expansion
fulgurante de l’IA qui, demain, risque de penser à
notre place. Nous ne voulons plus être frappés par
le même déni que celui qui concerne la crise
climatique.
Nous ne parlons pas
ici de l’orthographe. Son niveau catastrophique
n’est que la partie émergée de l’iceberg ; et « une
dictée courte par jour », comme le
préconisait votre prédécesseur pour redresser le
niveau de français, n’y changera rien.
L’expression écrite n’est pas suffisamment
valorisée dans le primaire, le lieu où
s’insufflent les fondamentaux, où
éclot l’envie. Et ce malgré l’immense volonté des
enseignants, qui exercent (avec les soignants) le
métier le plus fondamental à l’heure actuelle, car
ils touchent à notre nerf vital : notre jeunesse.
Donner du sens
En proie à des
programmes surchargés, les professeurs ne peuvent
faire avec des classes de vingt-cinq et plus en
primaire (trente et plus dans le secondaire) ce
que l’on peut accomplir en petits groupes, tant
les niveaux sont hétérogènes, tant ils doivent si
souvent gérer bien plus que les
stricts apprentissages, dont des troubles de
l’attention qui ne cessent d’être diagnostiqués.
Alors, comme nous le disent des instituteurs, la
dictée, exercice évaluatif, est souvent la
principale – voire l’unique – porte d’entrée de
l’écrit dans le primaire.
Savoir écrire ne se
réduit pas à aligner des phrases, mais à donner du
sens à ce que l’on écrit. Ce sens que nous
cherchons tous et dont les enfants d’aujourd’hui,
soumis à de multiples injonctions contradictoires,
dans un monde volatile, virtuel et illisible pour
eux, ont tellement besoin.
Apprendre à écrire,
c’est apprendre à penser, à fixer ses idées, à
communiquer, à s’émanciper. A développer son
esprit critique. C’est être présent, s’inventer un
monde intérieur. C’est pouvoir se relier à
soi-même et à l’autre par les mots. Que se
passera-t-il demain si ces notions essentielles à
la fondation de tout être humain, de toute
société, de toute civilisation sont battues en
brèche ?
Nous le savons tous et
c’est aussi ce qui nous rend si inquiets : la
violence, les fractures sociales se nourrissent de
l’absence de mots, de pensée. Et les extrêmes, si
menaçants aujourd’hui, se nourrissent de la
violence.
Beaucoup d’enseignants
résistent, témoignant d’une foi inaltérable. Ici
et là, des initiatives associatives et
individuelles fleurissent aussi, telles Lire et
faire lire, fondé en 1999 par Alexandre Jardin, ou
Le Labo des histoires, qui depuis 2011 fait écrire
chaque année quelques milliers de jeunes. En
février, grâce au bouche-à-oreille, soixante-dix
parents sont venus à un atelier d’écriture
créative pour les 7 à 10 ans créé par Delphine
Saubaber, journaliste, prix Albert-Londres,
pour des petits groupes de huit enfants. L’actrice
et romancière Isabelle Carré l’a rejointe pour
écrire avec les ados. Tant d’autres initiatives
existent mais ce sont des gouttes d’eau anonymes
dans la mer.
Au soir de son
investiture, le 7 mai 2022, le président de la
République a dit vouloir « servir nos enfants
et notre jeunesse ». Nous lisons l’énergie
déployée pour réformer les retraites. Cinq cents
millions d’euros débloqués pour développer
l’intelligence artificielle en France. « Nous
devons faire émerger cinq à dix clusters »,
nous dit le président, pour « créer des
champions ». « Je suis pour la
réussite de ceux qui investissent dans
l’économie », insiste-t-il.
Créez un temps
obligatoire d’écriture
Quand nous
parlera-t-on de nos enfants ? Quand parlera-t-on à
notre jeunesse qui grandit en sachant que la
planète que nous leur laissons brûlera demain ?
Ces jeunes dont les mots sont si flottants, si
angoissés et si profonds, pour peu qu’on les
écoute. Notre devoir est de leur léguer, en plus
d’un monde vivable, le socle et la réflexion
nécessaires au lieu de les laisser se perdre
derrière des écrans qu’il faut apprendre à
utiliser de manière consciente.
« Il est grand temps de rallumer les
étoiles », disait Apollinaire.
L’école, comme
l’hôpital, se délite. Quelle disruption majeure
donnera à ce service public qui fonctionne depuis
des années à plusieurs vitesses (entre privé et
public, entre quartiers, entre les parents qui ont
le temps et les moyens de faire lire et écrire
leurs enfants et ceux qui ne l’ont pas) la
puissante reconnaissance qu’elle mérite tout en
lui accordant les moyens de se refonder en
profondeur ?
Vous venez, monsieur
Attal, d’être nommé ministre de l’éducation
nationale. Saisissez cette occasion. Redonnez déjà
à l’écrit, dès le primaire, ses lettres de
noblesse.
Créez dès le CE1 un
temps obligatoire de trente minutes par jour
d’écriture créative ou d’expression libre (écrire
une lettre, un récit de science-fiction, un livre,
un discours, un journal, un slam, une pièce de
théâtre, une série télé, des calligrammes, une
antenne radio, etc.). Mettez les enfants sur des
projets qui revêtent sens et plaisir pour
eux. Dégagez du temps pour les élèves, pour les
enseignants.
Favorisez les petits
groupes pour l’apprentissage de l’écriture. Faites
entrer plus d’intervenants dans les écoles
(philosophes, scientifiques, journalistes,
artistes…), et surtout dans les collèges, pour
épauler les professeurs et développer avec eux la
pensée critique, si indispensable
aujourd’hui. Etendez l’éducation aux médias.
Soutenez les initiatives en dehors de l’école, les
associations. Tenez un véritable discours
politique sur les dérives des écrans. Et soyons
réalistes : tout cela doit venir sur la base d’une
revalorisation des moyens accordés prioritairement
à l’éducation nationale. Plus d’enseignants, moins
d’élèves par classe. C’est un chantier collectif
absolument indispensable et urgent.
Nous ne voulons pas de mesurettes.
Nous voulons une véritable culture de la lecture
et de l’écriture, accompagnée d’un usage
intelligent des nouvelles technologies. Aidons nos
enfants à acquérir une pensée
autonome, humaine, empathique, structurée, libre.
Ils seront demain nos dirigeants politiques et
économiques, nos décideurs, nos champions.
Forgeons un esprit de
résistance à travers les mots, ces mots qui
servent à bâtir des valeurs communes ayant pour
nom tolérance, curiosité, altérité, sans quoi,
demain, la pensée sera vide. Peut-on se le
permettre ?
Pierre Adrian,
écrivain ; Abd Al Malik,
rappeur, auteur-compositeur-interprète,
réalisateur ; Jean-Pierre Améris,
réalisateur ; Swann Arlaud,
acteur ; Yann Arthus-Bertrand,
photographe, réalisateur, président de la
fondation GoodPlanet ; Jacques Attali,
écrivain, économiste ; Elisabeth
Badinter, femme de lettres,
philosophe ; Tahar Ben Jelloun,
écrivain, académie Goncourt ; Alain
Bentolila, professeur de linguistique
à l’université Paris-Descartes ; Thomas
Bidegain, scénariste ; Bertrand
Bonello, réalisateur, scénariste,
producteur ; Sami Bouajila,
acteur ; Emmanuelle Bucco-Cancès,
directrice générale des éditions HarperCollins
France ; Hervé Brusini,
journaliste, président du prix Albert Londres ;
Manuel Carcassonne, directeur
général des éditions Stock ; Véronique
Cardi, directrice générale des
éditions JC Lattès ; Isabelle Carré,
actrice, écrivaine ; Didier van
Cauwelaert, écrivain, Prix
Goncourt ; Sorj Chalandon,
écrivain ; Boris Cyrulnik,
neurologue, psychiatre, éthologue,
psychanalyste ; Jamel Debbouze,
humoriste, acteur ; Vincent Dedienne,
humoriste, acteur ; Carole Delga,
présidente de Régions de France ; Clara
Dupont-Monod, écrivaine,
journaliste ; Lionel Duroy,
écrivain ; Gaël Faye, rappeur,
écrivain ; Cynthia Fleury,
philosophe ; Eric Fottorino,
journaliste, écrivain ; Bertrand
Gaufryau, directeur de lycée ; Robert
Gelli, procureur général honoraire,
ex-directeur des affaires criminelles et des
grâces ; Brigitte Giraud,
écrivaine, Prix Goncourt ; Roland Gori,
psychanalyste, professeur honoraire de
psychopathologie à Aix-Marseille Université ; Grand
Corps Malade, slameur, poète,
auteur-compositeur-interprète, réalisateur ; Mahir
Guven, Prix Goncourt du premier
roman, directeur littéraire du label La
Grenade ; Catherine Hiegel,
actrice ; Delphine Horvilleur, écrivaine,
rabbin ; Irène Jacob,
actrice ; Hugues Jallon,
président des éditions du Seuil ; Philippe
Jaenada, écrivain ; Agnès
Jaoui, actrice ; Alexandre
Jardin, écrivain, cofondateur de Lire
et faire lire ; Alexis Jenni,
écrivain, Prix Goncourt ; Juliette
Joste, éditrice chez Grasset ; Cloé
Korman, écrivaine ; Cécile
Ladjali, professeure de lettres,
écrivaine, directrice du programme Baudelaire ;
Dany Laferrière, écrivain,
membre de l’Académie française ; Pierre
Lemaitre, écrivain ; Murielle
Magellan, écrivaine, réalisatrice ; Mathias
Malzieu, chanteur, musicien,
écrivain ; Nicolas Mathieu,
écrivain, Prix Goncourt ; Mohamed
Mbougar Sarr, écrivain, Prix
Goncourt ; François Morel,
humoriste, acteur ; Edgar Morin,
sociologue, philosophe ; Marie Rose
Moro, pédopsychiatre, cheffe de
service de la Maison des adolescents de
l’hôpital Cochin à Paris ; Pierre Nora,
historien, membre de l’Académie française ; Véronique
Olmi, écrivaine ; Véronique
Ovaldé, écrivaine ; Anna
Pavlowitch, directrice générale des
éditions Albin Michel ; Magali Payen,
activiste écologiste, fondatrice d’On est prêt
et d’Imagine 2050 ; Daniel Pennac,
écrivain ; Daniel Picouly,
écrivain ; Raphael,
auteur-compositeur-interprète, musicien ; Eric
Reinhardt, écrivain, éditeur d’art ;
Renaud,
auteur-compositeur-interprète ; Matthieu
Ricard, moine bouddhiste, essayiste,
photographe ; Eve Ricard,
orthophoniste, écrivaine ; Philippe
Robinet, directeur général des
éditions Calmann-Lévy ; Delphine
Saubaber, journaliste, prix
Albert-Londres ; Eric-Emmanuel Schmitt,
écrivain ; Anne Sinclair,
journaliste ; Martin Solveig,
DJ, producteur ; Anne-Sophie Stefanini,
romancière, éditrice ; Ahmed Sylla,
humoriste, acteur ; Melissa Theuriau, journaliste,
productrice de documentaires.