Le roi fête ce lundi 21 août ses 60 ans, dont vingt-quatre passés à la tête du pays. Mais depuis plusieurs années, le souverain vit presque reclus et se voit reprocher certaines de ses fréquentations.
 
par Léa Masseguin
publié le 21 août 2023 à 7h55

Depuis quatre ans, Mohammed VI renonce à célébrer son anniversaire en public. Le 21 août, le roi du Maroc fêtera donc le passage à sa soixantième année dans l’intimité, peut-être entouré de ses deux «familles». L’une est officielle, composée de son traditionnel entourage royal. L’autre, beaucoup plus officieuse, compte notamment les trois frères Azaitar, les sulfureux amis du roi au passé délictuel qui horrifient le palais.

Depuis 2018, ces champions des arts martiaux mixtes (MMA) – deux combattants et leur manager – sont devenus les intimes de Mohammed VI, qui leur consacre la plupart de son temps libre. Plus que de simples compagnons de fête et de voyage, ils s’immiscent désormais dans la vie politique marocaine, contrôlant certains de ses rendez-vous et déplacements, au grand dam de sa très restreinte garde rapprochée qui compose le makhzen (l’institution monarchique au sens large), à en croire plusieurs enquêtes consacrées aux Azaitar.

Cette amitié a été rendue publique il y a cinq ans, lorsque le monarque a reçu les trois stars du ring germano-marocaines au palais royal. Depuis, Abu Bakr, Ottman et Omar, qui portent les mêmes prénoms que les trois premiers califes sunnites, n’ont plus jamais quitté le roi. Ils partagent avec lui des vacances dans des lieux paradisiaques et jouissent de privilèges au même titre que ses plus proches collaborateurs, de l’accès à la flotte de voitures de luxe à la possibilité d’enterrer leur mère dans l’enceinte du palais royal à Tanger, selon un long article du quotidien britannique The Economist, qui a divulgué en avril l’ampleur de la relation et les inquiétudes qu’elle provoque chez les officiels. «Alors qu’il détient tous les pouvoirs, le souverain s’occupe très peu des affaires de l’Etat et est devenu difficilement accessible, ce qui accentue la crise de gouvernance dans le pays», explique Ignacio Cembrero, journaliste espagnol spécialiste du Maroc, devenu la bête noire de Rabat.

Car outre leurs prouesses dans les sports de combat, les frères Azaitar, qui ont grandi près de Cologne, dans l’ouest de l’Allemagne, ont aussi un lourd passé judiciaire. En 2004, Abu Bakr et Omar sont notamment passés par la case prison après avoir brutalement agressé et menacé de mort un homme d’affaires, selon le site d’information Bloody Elbow, qui couvre l’actualité des sports d’arts martiaux. Des violences à répétition qui leur ont valu à l’époque le surnom de «jumeaux brutaux» par les médias locaux, et qui menace désormais de ternir l’image de la monarchie marocaine.

Annonces et déplacements

La révélation de cette proximité, couplée aux critiques autour de ses multiples voyages à l’étranger, a récemment contraint Mohammed VI à revenir sur le devant de la scène médiatique. Après un long séjour de trois mois dans sa luxueuse résidence de la Pointe-Denis, au Gabon, le souverain alaouite est rentré au Maroc le 23 mars, à la veille du mois du ramadan. «Lors des premières années de son règne, Mohammed VI avait l’habitude d’inaugurer n’importe quel type de projet, y compris dans les villages les plus reculés. Une manière d’éviter les grands sommets internationaux, qu’il déteste, et de ne pas affronter sa timidité, remarque le journaliste marocain Omar Brouksy, auteur du livre Mohammed VI, derrière les masques (Editions Nouveau Monde, 2014). Face aux inquiétudes des Marocains et de son entourage, il se devait de réagir de manière conséquente.»

Alors qu’il avait passé près de deux cents jours hors du Maroc l’année passée, en grande partie en France, le souverain n’a plus quitté le royaume depuis cinq mois. Il multiplie depuis les annonces et déplacements à travers le pays, distribuant des sacs de nourriture aux personnes dans le besoin à Kénitra, inaugurant un hôpital universitaire à Tanger, ou décrétant un jour férié pour célébrer le nouvel an berbère.

Sa dernière apparition publique remonte à la traditionnelle cérémonie d’allégeance (bay’a, en arabe), le 31 juillet, lors de laquelle des centaines d’hommes vêtus de djellabas blanches – membres de gouvernement, chefs de tribu, hauts gradés de l’armée, élus locaux, etc. – se sont prosternés devant Mohammed VI, perché sur une voiture de luxe décapotable. Un rituel controversé, considéré comme humiliant et archaïque pour de nombreux Marocains, mais qui permet au roi de légitimer son pouvoir politique absolu, «comparable à ceux du président français et de son Premier ministre réunis», pointe Omar Brouksy dans son ouvrage. Car outre son statut de chef d’Etat, Mohammed VI est également le chef spirituel du Maroc en tant que «commandeur des croyants».

Ces dernières années, les sorties publiques du monarque sont devenues si rares qu’elles suscitent toujours l’emballement médiatique, au Maroc et au-delà des frontières. «La spectaculaire perte de poids du roi du Maroc», titrait par exemple le magazine people français Gala, lors de la présentation, le 15 mai, de la première voiture 100% marocaine. Sur les photos, le souverain apparaît «méconnaissable» dans son costume gris foncé à carreaux «trop grand pour lui». L’état de santé du roi, qui a subi deux opérations cardiaques dans le passé, alimente toutes les rumeurs et les spéculations dans le pays. Son visage parfois bouffi, ses prises de parole hésitantes et sa démarche plus ou moins saccadée sont constamment scrutés par la presse. De même que son homosexualité prétendue, qui défraye la chronique dans un pays où l’islam est religion d’Etat, et qui criminalise les relations sexuelles entre personnes de même sexe.

Très peu présent dans les médias

Dans le royaume chérifien, l’image du roi est omniprésente. Ses portraits ornent les lieux de pouvoir, les salles de classe, et même les billets de banque. Pourtant, vingt-quatre années après le début de son règne, le mystère qui entoure ce personnage énigmatique reste entier. A l’inverse de son père Hassan II, qui aimait être sous le feu des projecteurs, «M6» est un homme de l’ombre qui fuit les grands raouts diplomatiques et les conférences de presse.

Le dernier entretien accordé à un grand média international remonte à 2005 avec le quotidien espagnol El País, lors duquel le souverain était «nerveux», notamment lorsque les questions s’éloignaient du questionnaire envoyé au palais en amont, se souvient Ignacio Cembrero, l’un des deux journalistes présents à cette occasion. Il aura fallu onze années pour que le monarque accorde une étonnante interview… à la presse malgache. Un comportement qui lui vaut le titre de dirigeant «le plus réticent à la publicité» dans le monde arabe, selon The Economist.

Sa vie privée est tout aussi secrète. Son divorce avec Salma Bennani, une discrète informaticienne issue de la classe moyenne de Fès avec laquelle il s’était marié en 2002, n’a été annoncé que de manière officieuse par l’avocat français Eric Dupond-Moretti, lorsque celui-ci a fait mention de son «ex-épouse», en 2019. Les deux anciens conjoints sont les parents de deux enfants : la princesse Lalla Khadija, 16 ans, et le prince Moulay El Hassan, 20 ans. Désigné comme le successeur au trône marocain, ce dernier prend part de plus en plus régulièrement à des événements internationaux stratégiques. Il a notamment représenté son père lors des obsèques de l’ex-président français Jacques Chirac ou des funérailles d’Etat de l’ancienne reine britannique Elisabeth II.

Une «éducation stricte» et des «châtiments corporels»

Lorsqu’il monte sur le trône, en juillet 1999, à la suite du long règne despotique de son père Hassan II, Mohammed VI suscite l’optimisme de la plupart des Marocains. A 36 ans, il se présente comme le «roi des pauvres», proche de son peuple, qui promet de libéraliser et démocratiser son pays. Mais le nouveau patron du royaume a toujours vécu dans l’ombre de son père. Les rares biographies qui lui sont consacrées dépeignent un enfant «rieur» mais «timide», qui s’est rapidement renfermé sur lui-même en raison des relations difficiles avec son géniteur.

Au Collège royal, ses camarades de classe sont triés sur le volet par Hassan II, qui a préalablement chargé les services de renseignement de s’assurer de leur irréprochabilité. Lors de ses sorties, le jeune Mohammed VI apparaît comme un homme moderne et décontracté, qui porte des jeans, des lunettes de soleil et des sneakers dernier cri. Passionné de mode, le souverain a passé une partie de sa jeunesse à fréquenter les carrés VIP des discothèques branchées, dont l’Amnesia à Rabat. Son ami et camarade de classe Fouad Ali El Himma, qui possédait un appartement au-dessus de l’établissement, est désormais son principal conseiller.

Dans l’ouvrage le Roi prédateur (Editions Seuil, 2012), interdit au Maroc, les journalistes français Catherine Graciet et Eric Laurent, condamnés pour chantage sur le roi en mars dernier, décrivent une «éducation stricte», une «surveillance permanente», et même des «châtiments corporels» infligés sur le prince héritier. Sur la question de sa succession, Hassan II avait notamment déclaré, un an avant sa mort, que son choix n’était «toujours pas définitivement arrêté» : «Je ne voudrais pour rien au monde que ce pays soit victime d’une erreur de chromosome.» Quelques mois seulement après sa prise de pouvoir, Mohammed VI déboulonne l’inamovible ministre de l’Intérieur de son père, Driss Basri. Une manière d’acter la rupture et d’amorcer le changement.

Hors des sphères de pouvoir, le monarque mène une vie rythmée par le consumérisme et ses nombreux loisirs (jet-ski, équitation, voitures de course, rap). Il passe ses vacances dans des résidences cossues aux partout dans le monde, de Paris, à New York en passant par le Gabon et la station de ski huppée Courchevel. Lors de son 38e anniversaire, «M6» a invité la pop star allemande Lou Bega dans son jet privé et lui a fait jouer la chanson Just a Gigolo, révèle l’enquête de The Economist.

Un bilan politique mitigé

Près d’un quart de siècle plus tard, le bilan du règne de Mohammed VI est mitigé. Le souverain a mené une série de réformes politiques, sociales et économiques, dont celle du code marocain de la famille (Moudawana), qui permet aux femmes de divorcer, ou une révision de la constitution en 2011 à la suite des printemps arabes. Le royaume a également opté pour une libéralisation maîtrisée et la création de grands projets d’infrastructures bénéfiques pour l’économie du pays. Dans le même temps, les inégalités ne cessent de se creuser au sein de la population. En raison de la pandémie de Covid-19 et de l’inflation, le Maroc est retombé en 2022 au niveau de pauvreté et de vulnérabilité de 2014, selon le Haut-Commissariat au Plan. La liberté d’expression et les droits des femmes ne s’en sortent guère mieux.

Mais Mohammed VI détourne les yeux sur les maux qui gangrènent son pays, préférant voyager aux Seychelles avec ses nouveaux amis Azaitar à bord du yacht de l’émir du Qatar Tamim ben Hamad Al Thani, ou dans l’un de ses dizaines de palais et résidences royales au Maroc. Avec une fortune estimée à 5,7 milliards de dollars en 2015 par le magazine Forbes, Mohammed VI est l’un des hommes les plus riches de la planète, contrôlant des groupes financiers dans de nombreux domaines (finance, télécommunications, agroalimentaire, secteur minier, etc.). Le commandeur des croyants a longtemps été l’un des «premiers débiteurs de boissons alcoolisées grâce à la chaîne de grandes surfaces Marjane», pointe Omar Brouksy. Une énième «hypocrisie sociale» alors que la législation marocaine interdit à tout établissement de vendre de l’alcool aux citoyens musulmans.