*traduction de l’expression Douila al-Joulani, littéralement le micro-État d’Al Joulani
Haytham Manna , 28/4/2025
دويلة الجولاني: أو الإفرازات الرثة للشمولية الجهادي Original :
Traduit par Tlaxcala
Haytham Manna (Oum El Mayadhine, Daraa, 1951), médecin et anthropologue, est un militant historique de la cause des peuples et des droits humains. Directeur de l’Institut Scandinave pour les Droits de l’Homme/Fondation Haytham Manna à Genève et président du Mouvement international pour les droits de l’homme et des peuples (IMHPR), il est l’auteur d’une soixantaine d’ouvrages. Ci-dessous un extrait du livre « Manifeste contre le fascisme djihadiste », à paraître prochainement.
Dans leur essai intitulé « L’État-nation moderne : entre islamisme et laïcité|», Asia Al-Muhtar et Adnan Harawi nous offrent une synthèse claire et concise du concept d’État-nation moderne en affirmant :
« Les
systèmes législatifs de l’État-nation moderne se caractérisent par une
indépendance complète à l’égard de toute idéologie, quel que soit son type. Si
l’État laïc vise à séparer la structure politique de l’appareil religieux,
alors l’État-nation moderne est un État indépendant qui ne s’appuie sur aucune
source de législation en dehors de la volonté populaire. En tant qu’entité
neutre à l’égard des religions, des sectes, des idéologies, des individus et
des classes, cet État cherche à éviter d’adopter toute idéologie qui pourrait
affecter son entité et son existence, et en faire un État exclusif qui sert un
groupe spécifique au détriment d’un autre. Ce « service exclusif » que l’État
cherchera à fournir est basé sur des principes qui entrent en conflit avec les
principes d’égalité citoyenne et est réalisé sur la base d’une référence
religieuse, idéologique ou doctrinale spécifique ».
En réalité, l’État-nation
moderne repose sur trois principes fondamentaux : le premier est l’égalité des
citoyens, le deuxième est la primauté du droit et le troisième est la
légitimité du peuple.
Ce n’est pas ici le lieu de parler
de la naissance et de la construction de « l’État-nation moderne », auquel nous
avons consacré un livre et des articles [2], mais il
est nécessaire de rappeler sans cesse que cette naissance est le fruit d’un
long processus historique qui a permis à l’Europe, par exemple, de sortir de
ses guerres sectaires et religieuses, qui ont coûté à la seule Allemagne,
pendant la guerre de Trente Ans (1618-1648), la vie de plus de sept millions
d’habitants. En Méditerranée orientale, l’Empire ottoman n’est sorti de
l’histoire et de la géographie qu’après avoir écrit ses dernières pages avec le
génocide des Arméniens et des Assyro-Chaldéens en 1916-1918, et la défaite lors
de la Première Guerre mondiale et la signature par le sultan Mehmet VI du
traité de Sèvres (1920), qui a laissé au califat, à la fin de son existence,
380 000 km² sur les 1 780 000 km² qu’il comptait avant la guerre.
En Égypte, la révolution de 1919
a marqué un tournant important dans la lutte pour la libération nationale du
joug colonial britannique, vainqueur de la Seconde Guerre mondiale. À Damas,
l’indépendance du Royaume arabe syrien a été proclamée le 8 mars 1920 par une
assemblée législative constituante connue sous le nom de « Conférence syrienne
générale », qui a adopté le «Statut fondamental» qui prévoyait une monarchie
constitutionnelle civile, une administration décentralisée, la garantie des
libertés politiques et économiques, les droits des communautés religieuses,
l’égalité entre les citoyens et la tenue d’élections libres au Conseil des
représentants au scrutin secret en deux tours (article 73). Les élections
étaient libres et le gouvernement n’avait pas le droit d’y intervenir ou de s’y
opposer (article 77).
Le colonisateur français ne
pouvait tolérer l’idée de l’indépendance, et ses forces entrèrent en Syrie.
Trois jours après la bataille de Maysaloun, les forces d’occupation occupèrent
Damas, exilèrent le roi Faiçal et dessolèrent le royaume le 28 juillet 2020.
Après la chute tragique et
grotesque du califat ottoman, personne ne pouvait plus parler de califat ou
d’État islamique selon la logique sultanale héréditaire et médiévale. Dans
plusieurs pays musulmans, des organisations politiques et sociales ont vu le
jour, appelant à la construction d’un État islamique. Si Hassan al-Banna est le
plus célèbre dans le monde arabophone, Abu al-Ala al-Mawdudi occupait le devant
de la scène dans le monde islamique. Abou al-Alaa était un observateur attentif
et un fin connaisseur des caractéristiques de l’époque que vivaient les
musulmans dans la péninsule indienne, mais aussi de la montée des courants
idéologiques totalitaires à l’échelle mondiale, le stalinisme à l’Est, le
nazisme et le fascisme à l’Ouest. On retrouve clairement l’empreinte de ces
courants dans la définition que donne al-Mawdudi de l’État islamique :
- « L’État islamique est un État dirigé par un
parti particulier qui croit en une doctrine particulière. Quiconque accepte
l’islam peut devenir membre du parti qui a été fondé pour diriger cet État, et
ceux qui ne l’acceptent pas ne sont pas autorisés à intervenir dans les
affaires de l’État et peuvent vivre à l’intérieur des frontières de l’État en
tant que dhimmis. »
- « L’État islamique est un État totalitaire qui
régit tous les aspects de la vie. » (Al-Mawdudi écrit cela en anglais, en plus
de l’ourdou et de l’arabe).
- « Dieu a doté l’homme de ces limites, d’un
système indépendant et d’une constitution universelle qui n’admet aucun
changement ni modification... Si vous le souhaitez, vous pouvez vous y
soustraire et déclarer la guerre comme l’ont fait la Turquie et l’Iran, mais
vous ne pouvez y apporter la moindre modification, car il s’agit d’une
constitution divine éternelle qui ne peut être ni changée ni modifiée ».[3]
Nous voyons dans ces trois points
l’arbre généalogique commun aux Frères musulmans, aux khomeynistes, aux
salafistes djihadistes, aux srouristes (partisans du Cheikh Srour de la région
de Daraa) et au Hizb ut-Tahrir (Parti de la libération), car les principes
énoncés par Mawdudi s’y retrouvent tous, avec quelques différences d’expression
littéraire ou quelques phrases non contestées. Si la première mouture de la
Confrérie des Frères musulmans en Égypte et le modèle syrien du Dr Mustafa
al-Sibai n’ont pas adhéré à la logique du « parti sacré », ou ce que Khomeini
appelle dans son livre « Le gouvernement islamique » : « la bande sacrée »,
il a fallu attendre Sayyid Qutb pour voir apparaître une identification plus
claire entre ces composantes.
L’essor de la « religion publique
» et la chute des idéologies contemporaines ont eu un impact considérable sur
la montée, l’extrémisme et la radicalisation des mouvements politiques
islamiques. La fabrication de l’ennemi a joué un rôle essentiel dans l’introduction
du takfir
(définition des frontières entre le croyant et le mécréant, entre la société
païenne et la société islamique), la prohibition (regroupant dans une même
catégorie tout ce qui est interdit, prohibé et répréhensible) et la destruction
(considérant le djihad ou la violence sacrée comme le seul moyen d’instaurer le
règne de Dieu sur terre). Comme le dit Yassin al-Haj Saleh : « En Afghanistan,
l’ennemi était l’Union soviétique, puis les USA ; en Irak, ce sont les
Américains et leurs alliés des organisations chiites ; en Syrie, l’ennemi était
essentiellement la révolution »[4].
Au stade du Caire, le 15 juin
2013, le président égyptien Mohamed Morsi était présent en personne pour
annoncer les résultats de la première réunion élargie entre les « savants »
salafistes, les « savants » des Frères musulmans et les dirigeants de l’Union
mondiale des oulémas musulmans, au cours de laquelle il a été décidé, à
l’unanimité, de déclarer le jihad en Syrie. Pour annoncer les résultats de
cette réunion et proclamer sa décision, les participants ont désigné le cheikh
égyptien Mohamed Hassan :
« La
terre pure d’Égypte a accueilli une conférence à laquelle ont participé près de
500 savants, appartenant à plus de 70 organismes, organisations et
associations. Ces savants ont émis une fatwa et ont convenu que le jihad est un
devoir de la vie, de la fortune et des armes, chacun selon ses moyens. Le jihad
pour défendre le sang et l’honneur est désormais un devoir individuel pour le
peuple syrien et un devoir collectif pour les musulmans du monde entier. C’est
ce que nous devons au Seigneur du ciel et de la terre » [5].
Depuis cette date, les
différences entre ce qu’on appelait l’islam modéré ou politique et les thèses
salafistes djihadistes ont disparu, et le processus de « légitimation » de la
présence des combattants étrangers en Syrie dans la plus grande fatwa
collective de l’histoire islamique contemporaine s’est enclenché. Les musulmans
syriens, quelles que soient leurs factions et leurs orientations, ne sont plus
maîtres de leur présent et de leur avenir dans le conflit qui oppose une
dictature corrompue et le plus grand mouvement populaire qui lui fait face.
L’arrivée massive de plus de 120 000 combattants non syriens provenant d’une
soixantaine de pays, avec des facilités financières, matérielles et logistiques
qui ont dépassé ce que nous avons connu dans l’expérience afghane, a constitué
un changement complet dans la nature, la géographie et les objectifs des
conflits armés et des luttes intestines, ainsi que dans la nature de l’État
souhaité pour le changement.