POINT DE VUE. Répression brutale, service militaire, traque des migrants...
Le
Maroc est un pays de grands changements déclarés et de lents
changements effectifs. Depuis quelques mois, c'est plutôt ce deuxième
chemin que le Maroc a emprunté, regrette l'auteur de cette analyse.
Joseph Paoli est consultant indépendant. Basé au Maroc, il a souhaité signer cette analyse sous pseudonyme. La version originale de cet article a été publiée sur le site Telos, dont franceinfo est partenaire.
Le
Maroc est un pays de grands changements déclarés et de lents
changements effectifs. Ce mélange dissonant d'attitudes contraires a
cependant, depuis presque 30 ans, créé et maintenu un équilibre aussi
improbable qu'indéniable. L'ampleur du changement proclamé servait de
guide au changement réel, qui poursuivait son chemin à petits pas,
parfois claudiquant, et pourvoyait en espoir ceux qui s'y étaient
engagés, la plupart de bonne foi. D'une certaine manière, le Maroc
politique a vécu au superlatif depuis la dernière décennie du règne
d'Hassan II. Pour qu'un tel fonctionnement procure la paix publique,
dans un pays de fortes inégalités, de contrôle social plus ou moins
pesant et de transition démocratique inaccomplie, et parvienne, vaille
que vaille, à intégrer la plupart des acteurs politiques comme ceux de
la société civile et une large partie des citoyens, il faut qu'il y ait
un discours du changement cohérent et audible et que les faits à même de
le démentir ne s'accumulent pas de manière flagrante. Depuis quelques
mois, ce discours est en panne et les faits contredisant les
perspectives ouvertes se sont accumulés à tel point qu'ils les ont
largement obscurcies.
Il y a eu au moins six discours marquants et
porteurs d'espoir (du moins pour les libéraux), six grandes narrations,
depuis les années 1990 : le discours sur les droits de l'Homme, le
discours sur l'alternance (et partant sur "la transition démocratique"),
le discours sur le développement humain, le discours sur la nouvelle
Constitution, le discours sur l'avenir africain du pays et, intégré à
celui-ci, le discours sur la nouvelle politique migratoire.
C'est,
bien sûr, peu de dire que les dispositions libérales et pluralistes de
la nouvelle Constitution de 2011 n'ont pas été mises en œuvre.
Cependant,
on s'attendait à cette lenteur et à une accumulation d'impasses.
Personne n'avait jamais envisagé, par exemple, que l'égalité entre les
hommes et les femmes, proclamée par ladite Constitution, aboutirait à
une discussion orientée vers l'adoption d'une loi abrogeant leur
inégalité devant l'héritage. Il était clair que ce n'était qu'un
"reminder" dépourvu d'agenda. Ce qui se passe depuis quelques mois, en
revanche, est plus préoccupant, parce qu'il y avait quelques bonnes
raisons de penser que ça ne devait pas arriver.
Dans le Rif, une répression hors des cadres de la démocratie
Il
y a eu, tout d'abord, la répression du Hirak, le mouvement de
protestation dans le Rif découlant directement de l'inefficacité et,
pire encore, de l'ineffectivité avérée et persistante des politiques
publiques destinées à développer la région. Il n'est pas question, ici,
de revenir sur l'étiologie de ce mouvement social ni de se prononcer sur
la pertinence et la perspicacité de toutes les actions entreprises. On
se bornera à constater que le Hirak, comme ses personnalités et plus
largement ses acteurs, ont été traités comme les membres d'une
conspiration portant atteinte à la sécurité de l'Etat. Le leader du
mouvement a été condamné à 20 ans de prison. Il risquait la peine de
mort (précisons qu'elle n'est plus en usage au Maroc bien que non
abolie).
Le constat est simple : lorsqu'une protestation légitime
des citoyens est traitée comme une sédition, même si elle s'accompagne
d'une certaine "casse", on se situe hors des cadres de la démocratie,
laquelle ne réside pas, et de loin, dans la seule application du droit
(ce qui peut être l'attribut de toutes sortes de régimes) mais dans
l'impérieuse nécessité du dialogue.
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/point-de-vue-repression...
https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/point-de-vue-repression...
Le contraste avec le
traitement du Mouvement du 20 février, au moment de ce que l'on s'est
plu à nommer "le Printemps arabe", est frappant. La stratégie des
gouvernants avait alors été d'éviter la répression désordonnée et obtuse
et de promouvoir le changement, même s'il s'agissait d'une variation sur
la célèbre formule de Lampedusa selon laquelle "il faut que tout change pour que tout reste comme c'est" (dans le cas du Maroc, ce fut plutôt : "Il faut que tout change pour que tout ne change pas trop vite").
L'attitude face au Hirak illustrait, au contraire, un raidissement des
gouvernants ou une montée de l'influence des gouvernants adepte du
raidissement. Ce n'était pas bon signe.
Le rétablissement du service militaire, mauvaise réponse à un vrai problème
Durant
l'été est arrivée la nouvelle du rétablissement du service militaire
obligatoire. Celui-ci a été annoncé dans un contexte de focalisation des
politiques publiques sur la jeunesse et son éducation, qui ont, elles
aussi, assez largement échoué. L'armée apporterait une formation et des
valeurs à des jeunes qui n'en auraient pas.
En général, la plupart
des militaires professionnels sont d'accord pour considérer que ce
n'est pas leur métier ; leur métier, réside dans la défense active du
pays, généralement par la projection ponctuelle, sur des théâtres
d'opération extérieurs, de combattants (de préférence) expérimentés. Il
en découle que tout ce qu'une armée peut offrir à la jeunesse de son
pays, c'est de la discipline et les valeurs rugueuses qui lui sont
liées.
S'agissant
du Maroc, et après la répression du Hirak, on ne pouvait trouver de
message plus négatif à donner à cette jeunesse : la contrainte par corps
pour compenser l'échec des politiques la concernant.
L'annonce
elle-même a témoigné d'un rare amateurisme du point de vue de la
communication politique ou d'un profond dédain vis-à-vis de l'opinion
publique. Un projet d'une telle portée sociétale peut-il être annoncé et
adopté par un gouvernement sans la moindre concertation avec la société
civile, sans le moindre débat public préalable, sans la moindre
discussion ? Au-delà de la déception démocratique qu'une telle attitude
provoque, se pose la question de la faisabilité de la chose et donc de
la précipitation de l'annonce.
Le Maroc, on le sait, compte une
importante communauté résidant à l'étranger, en grande partie composée
de binationaux. Tous les jeunes gens appartenant à cette communauté
devront-ils interrompre leur vie dans leurs pays de résidence pour aller
faire leur service militaire au Maroc, y compris ceux qui n'en parlent
que pas ou mal la langue ? Devront-ils, sinon, renoncer à s'y rendre
tant qu'ils n'auront pas dépassé 40 ans, âge à partir duquel ils ne
seront plus soumis à cette obligation ? On imagine ce que représenterait
pour le Maroc une telle coupure avec une partie de sa diaspora. Des
listes d'exemptions complètes ou temporaires ont, cependant, fini par
circuler : il y aurait les Marocains résidant à l'étranger, les
binationaux, les enfants uniques, les mariés, les étudiants, les
titulaires d'un emploi… Sans doute, faudra-t-il attendre la rédaction et
le vote de la loi pour savoir ce qui sera retenu.
Toutefois, le
gouvernement semble pris entre deux positions également dommageables :
soit il met en œuvre l'essentiel des exemptions évoquées et le service
militaire apparaît bel et bien comme une servitude inégalitaire imposée
aux catégories déscolarisées et sans emplois, considérées comme
potentiellement dangereuses ; soit il adopte une conception égalitaire
et celle-ci devra alors inclure les Marocains résidant à l'étranger, les
étudiants, les titulaires d'un emploi, ce qui créera vraisemblablement
un large mécontentement parmi les groupes sociaux qui estiment devoir en
être exemptés. Dans les deux cas, il n'en sortira pas indemne et
personne n'en tirera aucun gain.
Le retour de la traque aux migrants
Le
mois d'août a également été marqué par le retour de la traque aux
migrants subsahariens. Alors que le Maroc s'était, non sans panache,
engagé en 2013 dans une politique volontariste de régularisation de ces
derniers, avec une deuxième vague de régularisation lancée en 2016,
cette reprise soutenue de la traque et des déplacements forcés vers le
sud du pays, voire des expulsions sommaires, semble indiquer, sinon un
pur et simple revirement dans la politique suivie depuis cinq ans, du
moins un coup d'arrêt à celle-ci.
Ainsi qu'en ont témoigné de
nombreuses victimes et des acteurs associatifs bien informés, ces
opérations ont été menées avec brutalité et n'ont pas toujours pris la
peine de distinguer entre les migrants régularisés et ceux qui ne
l'étaient pas, entre les migrants et les réfugiés, c'est-à-dire des
personnes immatriculées par le Haut-commissariat aux réfugiés des
Nations unies et donc protégées par le droit international. La rétention
des personnes à déplacer, notamment à Tanger, a eu lieu et continue
sans doute à avoir lieu dans des conditions dégradantes d'entassement et
de maltraitance.
Le prétexte de lutter "contre les réseaux de
trafic humain" ne change rien au fait que c'est une population
particulièrement vulnérable qui s'est trouvée à nouveau maltraitée et
stigmatisée ; du reste, c'est bien cette population que l'on entend
contrôler et non lesdits réseaux, puisque le but poursuivi – en premier
lieu par l'Europe qui fait pression sur le Maroc – est tout simplement
d'empêcher les Africains de traverser la Méditerranée, que ce soit par
eux-mêmes ou avec l'aide d'autrui.
Cette
attitude des autorités marocaines apparaît en flagrante contradiction,
non seulement avec les principes humanistes avancés pour faire valoir la
nouvelle politique migratoire du pays, mais aussi avec sa politique
africaine, qui s'était notamment prévalu de l'accueil fraternel fait aux
habitants du continent.
En
témoigne le discours du roi tenu à Addis-Abeba, le 31 janvier 2017,
alors que le Maroc (ré)intégrait l'Union africaine. De fait, l'attitude
actuelle des autorités marocaines, brutale, indécente et indiscriminée,
ne peut manquer d'avoir des répercussions sur la perception du pays par
ses voisins du Sud. Comme il est impensable, par son ampleur et sa
durée, que cette traque soit un simple et accidentel emballement de
l'appareil sécuritaire, une question de fond se pose : pourquoi le Maroc
est-il prêt à risquer de mettre à mal son image, sa diplomatie et ses
intérêts en Afrique ? Peut-être est-ce une réaction au piétinement du
processus d'adhésion à la Cedeao, la Communauté économique des États de
l'Afrique de l'Ouest ; peut-être aussi une partie des acteurs influents
de la gouvernance du pays est-elle en train de parvenir à faire
prévaloir l'idée que le partenariat avec l'Europe passe avant la
poursuite d'un destin africain. Dans ce cas, participer au gardiennage
des frontières européennes d'outre-Méditerranée est incontestablement
plus important que se préoccuper du sort et des souffrances des migrants
subsahariens.
Ce gardiennage renforcé des frontières européennes a
provoqué, le 25 septembre dernier, la mort d'une jeune marocaine qui
tentait de rejoindre l'Espagne, avec un groupe de compatriotes, sur une
petite embarcation. Les garde-côtes de la Marine royale ont ouvert le
feu sur celle-ci. Trois autres personnes ont été blessées. Les autorités
ont déclaré qu'il s'agissait de stopper l'embarcation et que les
garde-côtes ignoraient la présence de passagers à son bord. Sans
épiloguer sur ce qu'il y a de douteux dans cette explication – comment
les garde-côtes pouvaient-ils ne pas envisager qu'il y ait des passagers
dans un lieu où ils sont habitués à patrouiller, précisément pour
intercepter les migrants ? – on évoquera seulement l'aspect le plus
déconcertant et le plus révélateur de ce drame : le silence officiel qui
l'a suivi. Le chef du gouvernement et les ministres, les hauts
gouvernants du pays n'ont pas éprouvé le besoin d'exprimer ne serait-ce
que leur compassion.
Pour bien comprendre ce que cette attitude a,
tout à la fois, d'étonnant et de révélateur, il suffit d'imaginer ce
qui se serait passé en France si un corps militarisé, dans une opération
de police, avait blessé mortellement une étudiante de 20 ans tentant de
franchir une limite interdite sans constituer une menace pour personne.
Même les pires des partisans de l'ordre auraient éprouvé le besoin de
dire quelque chose de vaguement humain. Le ministre de l'Intérieur
aurait parlé, le ministre des Armées aurait parlé, le Premier ministre
aurait parlé et probablement aussi le chef de l’État. Ils auraient parlé
par réelle compassion, sans doute, par calcul politique, certainement,
ou tout simplement par obligation, par devoir en un mot. Pourquoi ?
Parce qu'ils se seraient sentis, parce qu'ils se sentent tenus par
l'opinion, y compris par l'opinion minoritaire, de leurs concitoyens.
Il
est clair qu'au Maroc, sur certains sujets, les gouvernants ne se
sentent pas tenus par l'opinion ou ne croient tout simplement pas qu'il
existe un devoir politique de parler.
Sans
doute les excès de parole, de propos et de commentaires rendent-ils le
débat démocratique parfois inaudible et insupportable, mais, à tout
prendre, cela vaut mieux, bien mieux que le silence.
Les symptômes d'un raidissement des autorités
Dans un récent article, un éditorialiste marocain, Zouhair Yata, posait la question : "Le Maroc va mal, mais que faire ?".
Diffusé sur Facebook, son éditorial a recueilli de nombreux
commentaires, positifs aussi bien que négatifs. Les commentaires
négatifs prenaient l'éditorialiste à partie, affirmant que le Maroc
était bel et bien en marche vers un avenir digne de lui.
Sans
doute le Maroc a-t-il accompli plusieurs étapes considérables depuis une
trentaine d'années et sans doute a-t-il le potentiel et la volonté
d'aller plus loin. Il n'en demeure pas moins que, pour le moment, il est
à l'arrêt. Les grands discours qui soutenaient les petits pas sont pris
à revers par un subit raidissement des autorités. Dans cette immobilité
crispée, tout ce qui ne va pas dans la machinerie qui faisait avancer
le pays devient cruellement visible, et notamment la persistance d'une
culture politique et d'une pratique gouvernementale foncièrement
illibérales et non démocratiques.
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