Reportage
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Il y a un an, le corps de Blessing Matthew était retrouvé contre un barrage des Hautes-Alpes. La Nigériane, qui venait de franchir la frontière, fuyait une patrouille de gendarmes. Le parquet a écarté lundi leur responsabilité, ce que contestent sa sœur et l’association Tous migrants.
C’était il y a un an. Le 7 mai 2018, Blessing Matthew
s’est noyée dans la Durance à La Vachette (Hautes-Alpes), un lieu-dit de
Val-des-Prés situé sur la route de Briançon. Cette Nigériane de 20 ans
venait juste de passer la frontière franco-italienne, de nuit, en groupe
et par les sentiers, dans le secteur du col de Montgenèvre. Selon ses
compagnons de traversée, la dernière fois qu’elle a été vue, peu avant
l’aube, elle était poursuivie par les forces de l’ordre, boitillante,
épuisée et terrifiée, sur les berges du torrent en crue printanière.
Le 9 mai, son corps est retrouvé à dix kilomètres en aval, flottant
contre un barrage EDF du village de Prelles. La jeune femme ne porte
plus que sa culotte, un anneau d’argent et un collier avec une pierre
bleue. C’est le premier cadavre retrouvé depuis le début de l’afflux de
migrants à la frontière des Hautes-Alpes, en 2016. Depuis, les corps de
trois autres Africains ont été découverts dans la montagne. L’histoire
de Blessing est pourtant une tragédie à part. Parce que c’était une
femme, alors qu’elles sont ultra-minoritaires sur la frontière, parce
que c’était la première victime, et parce que les conditions de sa mort
restent troubles.
Le 25 septembre 2018, sa sœur aînée, Christina, qui vit en Italie, pays dont elle a la nationalité, porte plainte «contre X, pouvant être les représentants de l’autorité publique» pour «homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et non-assistance à personne en danger». Depuis, le parquet de Gap, à l’exception d’une demande d’identité de témoins cités dans la plainte, ne s’était plus manifesté. Sept longs mois de silence donc. Jusqu’au classement sans suite, lundi soir, par le procureur de la République de Gap, Raphaël Balland, de l’enquête «pour recherche des causes de la mort» ouverte à la découverte du corps.
Trop tard et trop peu pour Christina et l’association briançonnaise Tous migrants : elles se sont constituées partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de Gap, comme le permet la loi lorsque le parquet ne donne pas suite à une plainte dans un délai de trois mois. Maeva Binimelis, du barreau de Nice, signe la nouvelle plainte au nom des trois avocats de Christina et de Tous migrants.
L’ouverture d’une instruction, désormais incontournable, permettra aux parties civiles d’avoir accès à l’enquête : «J’ai des doutes sur sa qualité. Le parquet a-t-il fait tout ce qui était en son pouvoir ?» interroge l’avocate. Christina, «terriblement choquée», veut «éclaircir les zones d’ombre. Que s’est-il passé cette nuit-là ? Est-ce un accident ? Quel rôle ont joué les forces de l’ordre ?»
Un troisième témoin rencontré par Tous migrants, J., séjournant dans un gîte à proximité, a été réveillé au petit matin par un «déploiement impressionnant» : des ordres sont criés, trois utilitaires de la gendarmerie sont stationnés dans la rue, une dizaine de gendarmes fouillent les jardins, les abords de la rivière. Michel Rousseau, pilier de Tous migrants, détaille ce recueil de témoignages, mission habituelle de l’association : «Ces témoins, choqués mais clairs dans leurs propos, nous ont parlé en toute connaissance de cause. Nous avons vérifié leurs récits sur les lieux. Tout se tient.» Dès le 14 mai 2018, l’association alerte le procureur, par signalement. Ses militants, puis Roland, sont ensuite entendus par les gendarmes. L’association, en parallèle, dénonce publiquement «les pratiques policières révoltantes reposant sur des guets-apens et des courses poursuites». Ce signalement auprès du procureur avait été le premier. Depuis, Tous migrants, sous l’égide de Me Binimelis, en a déposé huit autres, reprochant aux forces de l’ordre violences, délaissements de personnes vulnérables, faux en écriture publique, destructions de documents, vols, injures à caractère racial… Deux victimes ont même porté plainte pour «violences aggravées» et «vol aggravé».
L’avocate explique que le parquet ne lui a fait part d’aucune prise en compte de ces signalements et plaintes. «Il y a pour moi deux poids et deux mesures : pour les militants solidaires, la machine pénale va jusqu’au bout, mais lorsqu’on suspecte des représentants de la force publique, aucune suite ne semble être donnée.» Depuis un an, 10 militants solidaires ou maraudeurs ont été condamnés à Gap pour «aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire», dont deux, à de la prison ferme.
Hervé, le témoin clé concernant Blessing, n’a ainsi pas été entendu, explique le procureur qui regrette que Tous migrants ne lui ait pas communiqué «les éléments du témoignage» de cet homme et son identité complète. Les enquêteurs l’avaient joint par téléphone au début de l’enquête mais il avait «refusé de revenir en France pour témoigner», dit le procureur…
Treize ONG, menées par Amnesty et l’Anafé, ont lors d’une mission en octobre récolté «de nombreux témoignages de violation des droits […] et de menaces proférées par les policiers» et déposé 11 référés-liberté, dont 8 pour des mineurs isolés refoulés. La préfecture fustige ce rapport «outrancier et erroné», assurant que les forces de l’ordre «exercent leurs missions dans le strict respect de la loi» et ont «pour consigne constante de considérer en toutes circonstances l’état de vulnérabilité des personnes». Elle ajoute que signalements et plaintes sont du ressort de la justice et qu’elle n’en a «pas été destinataire». Michel Rousseau gronde : «Ce qui se passe ici révèle la violence directe, brutale et barbare de notre système.»
Dans un recoin du cimetière de Prelles, à l’écart, Blessing repose sous un tumulus de terre. Il y a toujours des fleurs fraîches sur sa tombe.
Le 25 septembre 2018, sa sœur aînée, Christina, qui vit en Italie, pays dont elle a la nationalité, porte plainte «contre X, pouvant être les représentants de l’autorité publique» pour «homicide involontaire, mise en danger de la vie d’autrui et non-assistance à personne en danger». Depuis, le parquet de Gap, à l’exception d’une demande d’identité de témoins cités dans la plainte, ne s’était plus manifesté. Sept longs mois de silence donc. Jusqu’au classement sans suite, lundi soir, par le procureur de la République de Gap, Raphaël Balland, de l’enquête «pour recherche des causes de la mort» ouverte à la découverte du corps.
Le barrage EDF sur la Durance où le corps de Blessing a été repêché. Photo Eric Franceschi
Confiée aux gendarmes de Briançon et à ceux de Marseille pour la partie «tentative d’interpellation» de Blessing, l’enquête a conclu «à l’absence d’infraction» de la part des gendarmes mobiles. La plainte de Christina, reçue «en phase de clôture de l’enquête» n’a pas changé sa nature, ni donné lieu à la saisine de l’Inspection générale de la gendarmerie, détaille le procureur : «Les gendarmes n’ont distingué que trois silhouettes dans la nuit, sans déceler qu’il y avait une femme» et «n’ont
pas entamé de course-poursuite mais ont mis en œuvre un dispositif de
recherche des trois migrants dans la zone de fuite.»Trop tard et trop peu pour Christina et l’association briançonnaise Tous migrants : elles se sont constituées partie civile auprès du doyen des juges d’instruction du tribunal de Gap, comme le permet la loi lorsque le parquet ne donne pas suite à une plainte dans un délai de trois mois. Maeva Binimelis, du barreau de Nice, signe la nouvelle plainte au nom des trois avocats de Christina et de Tous migrants.
L’ouverture d’une instruction, désormais incontournable, permettra aux parties civiles d’avoir accès à l’enquête : «J’ai des doutes sur sa qualité. Le parquet a-t-il fait tout ce qui était en son pouvoir ?» interroge l’avocate. Christina, «terriblement choquée», veut «éclaircir les zones d’ombre. Que s’est-il passé cette nuit-là ? Est-ce un accident ? Quel rôle ont joué les forces de l’ordre ?»
Lampes torches
La nouvelle plainte s’appuie sur une version différente de celle des enquêteurs, établie par le travail des militants de Tous migrants, mobilisés dès la découverte du corps. Ils retrouvent Roland, l’un des compagnons de Blessing, Nigérian lui aussi, au principal lieu d’accueil de Briançon, celui de l’association Refuges solidaires qui a accueilli 8 550 migrants depuis juillet 2017. Roland leur raconte que Blessing, épuisée, Hervé (un troisième Nigérian) et lui-même ont été surpris par cinq «policiers» vers 5 heures du matin après avoir marché toute la nuit. Lampes torches allumées près d’eux, ils crient «police !» Les trois Nigérians détalent vers La Vachette, en contrebas. Roland se cache à l’entrée du hameau, voit les autres s’enfuir et les forces de l’ordre patrouiller longuement avant de partir. Si Roland n’a pas été arrêté, Hervé a été interpellé ce matin-là puis reconduit à la frontière, selon le monde opératoire classique dans les Hautes-Alpes : 1 899 «non-admissions» en 2017, 3 409 en 2018, et 736 déjà en 2019 selon la préfecture, en application de la règle européenne prévoyant que les demandes d’asile doivent être faites dans le premier pays d’arrivée.
Gisèle Peyronel est une des trois personnes qui viennent entretenir sa tombe. Photo Eric Franceschi
Tous migrants localise Hervé dans un camp de Turin et son témoignage,
recueilli par l’avocat italien de Christina, confirme et précise celui
de Roland. Les «policiers» qui «leur courent après»
ont leurs armes à la main et menacent de tirer, assure-t-il. Caché en
contrebas de l’église, au-dessus de la Durance, il aperçoit Blessing sur
l’autre rive, accroupie dans un pré, des lampes torches allumées non
loin d’elle. Repéré, il s’enfonce dans des taillis et ne la voit plus,
mais il l’entend crier et appeler à l’aide pendant plusieurs minutes.
Puis plus rien. Les «policiers» continuent à chercher sur la rive.Un troisième témoin rencontré par Tous migrants, J., séjournant dans un gîte à proximité, a été réveillé au petit matin par un «déploiement impressionnant» : des ordres sont criés, trois utilitaires de la gendarmerie sont stationnés dans la rue, une dizaine de gendarmes fouillent les jardins, les abords de la rivière. Michel Rousseau, pilier de Tous migrants, détaille ce recueil de témoignages, mission habituelle de l’association : «Ces témoins, choqués mais clairs dans leurs propos, nous ont parlé en toute connaissance de cause. Nous avons vérifié leurs récits sur les lieux. Tout se tient.» Dès le 14 mai 2018, l’association alerte le procureur, par signalement. Ses militants, puis Roland, sont ensuite entendus par les gendarmes. L’association, en parallèle, dénonce publiquement «les pratiques policières révoltantes reposant sur des guets-apens et des courses poursuites». Ce signalement auprès du procureur avait été le premier. Depuis, Tous migrants, sous l’égide de Me Binimelis, en a déposé huit autres, reprochant aux forces de l’ordre violences, délaissements de personnes vulnérables, faux en écriture publique, destructions de documents, vols, injures à caractère racial… Deux victimes ont même porté plainte pour «violences aggravées» et «vol aggravé».
L’avocate explique que le parquet ne lui a fait part d’aucune prise en compte de ces signalements et plaintes. «Il y a pour moi deux poids et deux mesures : pour les militants solidaires, la machine pénale va jusqu’au bout, mais lorsqu’on suspecte des représentants de la force publique, aucune suite ne semble être donnée.» Depuis un an, 10 militants solidaires ou maraudeurs ont été condamnés à Gap pour «aide à l’entrée d’étrangers en situation irrégulière sur le territoire», dont deux, à de la prison ferme.
«Mise en danger»
Contacté par Libé , le procureur de Gap assure que «la totalité des signalements et plaintes a été traitée», donnant lieu soit «à des vérifications auprès des services potentiellement concernés», soit «à l’ouverture d’enquêtes préliminaires», dont il ne précise pas la nature, soit à leur ajout«à d’autres procédures en cours». Il déplore la «posture» de Tous migrants qui consiste à lui fournir des «éléments quasi inexploitables : des témoignages anonymes, ne permettant pas d’identifier les forces de l’ordre visées».Hervé, le témoin clé concernant Blessing, n’a ainsi pas été entendu, explique le procureur qui regrette que Tous migrants ne lui ait pas communiqué «les éléments du témoignage» de cet homme et son identité complète. Les enquêteurs l’avaient joint par téléphone au début de l’enquête mais il avait «refusé de revenir en France pour témoigner», dit le procureur…
Photo Eric Franceschi
Sur la même période, les témoignages d’infractions commises par les
forces de l’ordre, en particulier de par la police aux frontières, se
sont multipliés. Les chasses à l’homme - ou «chasses au Noir», comme le lâche Maeva Binimelis - n’ont par ailleurs jamais cessé. «C’est tous les jours, à pied, en quad ou à motoneige, avec des jumelles infrarouges et même des chiens parfois», détaille
un maraudeur briançonnais. La Commission nationale consultative des
droits de l’homme, institution officielle venue en inspection à
Briançon, a invité l’Etat, en juillet, à «prendre immédiatement les
mesures qui s’imposent à la frontière franco-italienne pour mettre fin
aux violations des droits fondamentaux et aux pratiques inhumaines», à «sortir du déni» et à «modifier radicalement sa politique responsable de la mise en danger d’êtres humains». La préfecture des Hautes-Alpes indique que «ce
rapport à portée nationale n’appelait pas de réponse locale, même si
certains faits, appréciations et interprétations pourraient être
discutés».Treize ONG, menées par Amnesty et l’Anafé, ont lors d’une mission en octobre récolté «de nombreux témoignages de violation des droits […] et de menaces proférées par les policiers» et déposé 11 référés-liberté, dont 8 pour des mineurs isolés refoulés. La préfecture fustige ce rapport «outrancier et erroné», assurant que les forces de l’ordre «exercent leurs missions dans le strict respect de la loi» et ont «pour consigne constante de considérer en toutes circonstances l’état de vulnérabilité des personnes». Elle ajoute que signalements et plaintes sont du ressort de la justice et qu’elle n’en a «pas été destinataire». Michel Rousseau gronde : «Ce qui se passe ici révèle la violence directe, brutale et barbare de notre système.»
Dans un recoin du cimetière de Prelles, à l’écart, Blessing repose sous un tumulus de terre. Il y a toujours des fleurs fraîches sur sa tombe.
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