Une
revue de presse sous confinement
Ce
sera peut-être l’une des rares conséquences positives de cette
crise sanitaire planétaire, celle de prêter enfin plus d’attention
aux voix qui depuis longtemps nous avertissent que notre comportement
destructeur envers les écosystèmes, envers ce qu’on appelle
communément la nature, risque de nous mener à des catastrophes
sanitaires d’une ampleur inédite.
Selon
Philippe Grandcolas, « Aujourd’hui
nous savons qu’il ne s’agit pas que d’un problème médical.
L’émergence de ces maladies infectieuses correspond à notre
emprise grandissante sur les milieux naturels. On déforeste, on met
en contact des animaux sauvages chassés de leur habitat naturel avec
des élevages domestiques dans des écosystèmes déséquilibrés,
proches de zones périurbaines. On offre ainsi à des agents
infectieux de nouvelles chaînes de transmission et de recomposition
possibles. (…) Le silence sur ce point est assourdissant. »
Tout
d’un coup le commun des mortels découvre des termes comme
« zoonose », qui signifie « une
maladie produite par la transmission d’un agent pathogène entre
animaux et humains ».
Et on se rend compte que cela fait des années que des chercheurs et
des écologues tirent la sonnette d’alarme. Kate Jones, professeure
d’écologie et de biodiversité à l’University College à
Londres, a identifié 335 maladies infectieuses émergentes apparues
entre 1940 et 2004, dont 60 % sont des zoonoses. En 2018,
l’Organisation Mondiale de la Santé a inscrit une « maladie
X » dans la liste des pathologies pouvant provoquer un « danger
international ». « La
maladie X se propagerait rapidement et silencieusement ;
exploitant des réseaux de voyage et de commerce humains, elle
atteindrait plusieurs pays et serait difficile à contenir. »
Parmi
la multitude de voix lançant des alertes dans le désert, citons
encore la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les
risques écosystémiques (IPBES)
qui
rappelle que l’érosion de la biodiversité entraîne de manière
quasi systématique une augmentation de ces maladies. Ou encore
l’organisation des Nations Unies pour l’alimentation et
l’agriculture : « Selon
la FAO, l’augmentation des maladies infectieuses émergentes
coïncide avec la croissance accélérée des taux de déforestation
tropicale enregistrés ces dernières décennies. Plus de 250
millions d’hectares ont disparu en quarante ans. Les forêts
tropicales, parce qu’elles sont particulièrement riches en
biodiversité, sont aussi très riches en micro-organismes ».
Selon
Philippe Grandcolas, l’étude des écosystèmes est le parent
pauvre de la science et de la biologie, n’attirant que 0.6 %
des crédits pour la recherche en Europe.
L’article
du Monde du 8 avril donne un exemple éclairant de comment ce
processus de zoonoses fonctionne. Il s’agit du virus Nipah qui a
émergé en Malaisie en 1998. «
Ce virus était hébergé par des chauves-souris frugivores du nord
du pays. A cette époque, des élevages porcins industriels sont
établis dans la région. Les éleveurs plantent également des
manguiers et d’autres arbres fruitiers pour s’assurer une seconde
source de revenus. Chassées des forêts où elles vivaient, en
raison notamment de l’exploitation de l’huile de palme, les
chauves-souris s’installent sur ces arbres. Les fruits à demi
consommés, leur salive ou leurs excréments tombent dans les enclos,
et les porcs mangent tout. Le virus se propage d’un cochon à
l’autre, d’un élevage à l’autre, puis infecte l’homme. Plus
d’un million de porcs sont abattus ».
Un
article de Katarina Zimmer publié par National Geographic le 22
novembre 2019, donc avant la crise sanitaire actuelle, précise ce
qui a pu déclencher le virus Nipah : « En
1997, des nuages de fumée planaient au-dessus des forêts tropicales
d’Indonésie, où une zone de la taille de la Pennsylvanie,
environ, avait été brûlée pour faire place à l’agriculture, et
où les incendies avaient été exacerbés par la sécheresse.
Etouffés par la brume, les arbres n’ont pas pu produire de fruits,
laissant les chauve-souris frugivores sans autre choix que de voler
ailleurs à la recherche de nourriture, emportant avec elles une
maladie mortelle ».
Rappelons
que « les
chauves-souris sont les seuls mammifères pouvant voler, ce qui leur
permet de se répandre en grand nombre, depuis une communauté
spécifique, sur une vaste zone » (Nick
Paton Walsh et Vasco Cotovio, sur le site de CNN, 19 mars).
Et
ce ne sont pas les seuls à s’envoler vers d’autres cieux… « De
nos jours, avec les transports motorisés et les avions, on peut se
retrouver dans une forêt d’Afrique centrale un jour, et au centre
de Londres le lendemain. » (Walsh
et Cotovio)
Selon
Katarina Zimmer, une maladie bien plus connue et plus meutrière, le
paludisme, « qui
tue plus d’un million de personnes chaque année en raison de
l’infection par des parasites transmis par les moustiques est
depuis longtemps soupçonné d’aller de pair avec la déforestation.
(…) Au Brésil, au début du siècle, il y avait plus de 600.000
cas par an dans le bassin amazonien. (…) Le défrichement de
parcelles de forêt semble créer un habitat idéal, en bordure de
forêt, pour la reproduction du moustique Anopheles darlingi, le plus
important vecteur du paludisme en Amazonie. (…) En un an d’étude,
par exemple, 1600 km² de forêt défrichée – l’équivalent de
300.000 terrains de football – ont été liés à 10.000 cas
supplémentaires de paludisme ». On
ne peut que craindre l’impact des incendies qui ont encore ravagé
l’Amazonie ces douze derniers mois.
Autre
exemple : « Au
Liberia, les coupes de forêts pour l’installation de plantations
de palmiers à huile attirent des hordes de souris typiquement
forestières, alléchées par l’abondance des fruits de palmiers
autour des plantations et des habitations » (Katarina
Zimmer). Résultat : les hommes contractent le virus Lassa qui
au Liberia a tué 36 % des personnes infectées. « De
tels processus ne se limitent pas aux maladies tropicales. Certaines
des recherches de MacDonald
ont
révélé une curieuse association entre la déforestation et la
maladie de Lyme dans le nord-est des Etats-Unis. »
Selon
Serge Morand, écologue de la santé et chercheur au CNRS-Cirad basé
en Thaïlande, «
on est en train de modifier en profondeur les interactions entre la
faune sauvage et ses propres pathogènes et de détruire
l’autorégulation des écosystèmes qui maintenait la circulation
des virus à bas bruit. » Pour
Kate Jones, « dans
les écosystèmes riches, de nombreuses espèces, quand elles sont
confrontées à un virus, peuvent le détruire ou ne pas le
reproduire. Elles jouent un rôle de cul-de-sac épidémiologique, de
rempart ».
Katarina
Zimmer : « De
nombreux virus existent de manière inoffensive, avec leurs animaux
hôtes, dans les forêts, ayant co-évolué avec eux. Mais les
humains peuvent devenir des hôtes involontaires d’agents
pathogènes lorsqu’ils s’aventurent dans les forêts ou
lorsqu’ils altèrent les milieux forestiers ».
L’élevage
industriel entraîne une simplification génétique et une
uniformisation des espèces à de vastes échelles. Dans un
communiqué publié le 2 avril 2020, l’association Grain explique
que « de
nouvelles recherches suggèrent que l’élevage industriel, et non
les marchés de produits frais, pourrait être à l’origine du
Covid-19. (…) La région autour de Wuhan est un épicentre des
élevages industriels de porcs et elle est toujours en train de se
débattre face à la mort massive de porcs suite à l’apparition
d’un autre virus létal, il y a tout juste une année. »
« A
mesure que la production industrielle – porcine, avicole et autres
– s’étend à la forêt primaire, elle fait pression sur les
exploitants d’aliments sauvages pour qu’ils s’enfoncent
davantage dans la forêt à la recherche de populations sources,
augmentant ainsi l’interface avec de nouveaux agents pathogènes et
par là leur propagation ».
C’est
l’une des sources probables du Covid-19 : « celles-ci
comprennent un dangereux commerce d’animaux sauvages pour la
nourriture, avec des chaînes d’approvisionnement s’étendant à
travers l’Asie, l’Afrique et, dans une moindre mesure, les
Etats-Unis et ailleurs. Ce commerce a maintenant été interdit en
Chine, à titre temporaire ; mais il a également été interdit
pendant le SRAS, puis a pu reprendre » (David
Quammen, New York Times, 18 mars).
Comme
le rappelle Philippe Grandcolas, la déstabilisation d’écosystèmes
n’est pas un phénomène cantonné aux pays tropicaux et lointains.
« En
France nous tuons des centaines de milliers de renards par an. Or, ce
sont des prédateurs de rongeurs porteurs d’acariens qui peuvent
transmettre la maladie de Lyme par leurs piqûres.
Selon
Hélène Soubelet, « tout
notre système économique est orienté vers la destruction de cette
biodiversité que nous devons aujourd’hui préserver ». Pour
l’historien Jérôme Baschet, « le
Covid-19 est une ‘maladie de l’Anthropocène’ »,
ou pour lui donner « son
véritable nom : Capitalocène. Car il est le fait, non de
l’espèce humaine en général, mais d’un système historique
spécifique. (…) Le virus qui nous afflige est l’envoyé du
vivant, venu nous présenter la facture de la tourmente que nous
avons nous-mêmes provoquée ».
« Malheureusement,
la période dramatique que nous traversons pourrait exacerber le
manichéisme humain, pousser certains à vouloir se débarasser de
toute la biodiversité. (…) Nous ne pouvons pas nettoyer au Kärcher
tous les micro-organismes qui nous entourent, on en a absolument
besoin » (Philippe
Grandcolas).
« Il
n’y a pas d’ange ni de démon dans la nature, les espèces
peuvent être les deux à la fois. La chauve-souris n’est pas qu’un
réservoir de virus, elle est aussi un prédateur d’insectes en
même temps qu’une pollinisatrice de certaines plantes »
(Philippe Grandcolas). « Leur système immunitaire est mal
compris et pourrait nous fournir des indices importants. Comprendre
comment les chauves-souris font face à ces agents pathogènes peut
nous apprendre comment les combattre, s’ils se répandent chez les
gens » (Walsh
et Cotovio).
L’attitude
qui consiste à évaluer la nature sous l’unique angle de ce que
nous considérons comme utile est fortement ancrée. Dans une
chronique du Monde du 2 février, Stéphane Foucart, nous donne un
exemple éclairant. Il explique que des experts allaient se réunir
début février à Bruxelles afin de discuter un nouveau cadre
réglementaire de protection de l’environnement. Il s’agit
« d’une
approche définissant des ‘objectifs spécifiques de protection’,
et fondée sur la préservation des services rendus par la nature,
non sur la protection de la nature elle-même. De tels principes
pourraient permettre la destruction de certaines espèces si
d’autres, remplissant peu ou prou le même rôle dans l’écosystème
(la pollinisation des cultures, par exemple), sont susceptibles de
leur survivre. (…) L’environnement est-il réductible à la somme
des services qu’il rend aux hommes ? » Peut-on
« déclarer
surnuméraire une espèce vivante ? Sa destruction, non comme
conséquence accidentelle d’une activité, mais comme résultat
prévisible et opérationnel d’un règlement, est-elle acceptable ?
Est-ce à des experts de répondre à ces questions, derrière les
portes closes d’une salle de réunion bruxelloise ? »
« En
plus des maladies connues, les scientifiques craignent qu’un
certain nombre de maladies mortelles encore inconnues se cachent dans
les forêts, qui pourraient être dispersées massivement, au fur et
mesure de leur destruction. Carlos Zambrana-Torrelio
remarque
que la probabilité de retombées sur les populations pourrait
augmenter avec le réchauffement climatique, qui pousse les animaux,
ainsi que les virus qu’ils transportent, à migrer vers les régions
où ils ne vivaient pas auparavant » (Katarina
Zimmer). Est-ce que la crise sanitaire actuelle provoquera enfin une
véritable prise de conscience plus large ? Ou verra-t-on un
retour au « business as usual ?
La
bataille sera rude. « Quiconque cherche
à comprendre pourquoi les virus deviennent plus dangereux doit
étudier le modèle industriel de l’agriculture et, plus
particulièrement de l’élevage animal. A l’heure actuelle, peu
de gouvernements et scientifiques sont prêts à le faire. Bien au
contraire. (…) Le capital est le fer de lance de l’accaparement
des dernières forêts primaires et des terres agricoles détenues
par les petits exploitants dans le monde. (…) Les responsables
étatsuniens de la santé publique ont couvert l’agrobusiness lors
des épidémies de H1N1 (2009) et de H5N2. (…) Les dommages sont si
importants que si nous devions réintégrer ces coûts dans les
bilans des entreprises, l’agribusiness tel que nous le connaissons
serait définitivement arrêté. Aucune entreprise ne pourrait
supporter les coûts des dommages qu’elle impose. » (Rob
Wallace, acta.zone)
« Le
Green Deal n’est plus la priorité numéro un de la Commission
européenne. (…) Plusieurs chantiers – pour la biodiversité,
pour une agriculture plus écologique, ou contre la déforestation –
sont retardés. (…) Une chose est sûre, la mise à l’arrêt
de l’économie mondiale a redonné de la voix aux contempteurs du
Green Deal». Les
lobbies s’activent : « Le
8 avril, European Plastic Converters, qui représente les intérêts
de l’industrie du plastique, plaidait pour l’abandon de la
directive qui interdit les produits en plastique à usage unique. »
L’article
du Monde cite aussi l’Association des constructeurs européens
d’automobiles, les compagnies aériennes… Aux Etats-Unis, sous
l’impulsion de l’administration Trump, l'Agence américaine de
protection de l'environnement (EPA) a suspendu son application des
lois environnementales pendant l'épidémie de coronavirus en cours,
signalant aux entreprises qu'elles ne feront face à aucune sanction
pour avoir pollué l'air ou l'eau.
« A
Paris, le gouvernement a rejeté l’initiative de 45 députés qui
portaient un ‘grand plan de transformation de notre société en
faveur du climat, de la biodiversité, de la solidarité et de la
justice sociale »
(Lorène
Lavocat, Reporterre, 28 mars).
Selon
Jean-François
Guégan, directeur de recherche à l’Inra, « nous
avons atteint un point de non-retour. » Serge
Morand : « cette
fois-ci, ce ne sont plus des poulets ou des canards qui sont touchés,
mais des milliards d’humains qui sont confinés. Il faut faire une
vraie transition écologique, remettre l’agriculture au centre des
terroirs. Agir localement, travailler avec les communautés ».
Dépasserons-nous
l’attitude de laisser venir les maladies, en se disant que l’on
trouvera bien un vaccin ? Rappelons qu’il n’ y a toujours
pas de vaccins contre le sida, le SARS ou le Zika.
Hélène
Soubelet : « il
est trop tard pour les mesurettes. Ce qu’il faut, c’est une
transformation de notre société dans sa façon d’occuper la
planète. (…) Cependant, j’ai peur que l’on retombe après coup
dans une forme d’amnésie. C’est de sagesse dont nous avons
besoin. Cette idée que je ne vais pas privilégier mon confort
personnel sur le court terme, mais me soucier sur le long terme du
bien-être d’un plus grand nombre. »
«
Les chercheurs de l’Ecohealth Alliance ont proposé que le
confinement des maladies puisse être considéré comme un nouveau
service écosystémique, c’est-à-dire un avantage que les humains
tirent gratuitement des écosystèmes naturels, tout comme le
stockage du carbone et la pollinisation. Pour étayer cette thèse,
leur équipe a travaillé à Bornéo, en Malaisie, pour déterminer
le coût exact du paludisme, jusqu’à chaque lit d’hôpital et à
la seringue utilisée par les médecins. En moyenne, ils ont
découvert que le gouvernement malaisien dépense environ 5000
dollars pour traiter chaque nouveau patient atteint de paludisme. (…)
Avec le temps, cela s’accumule, et dépasse les profits qui
pourraient être réalisés en abattant les forêts en place. »
(Katarina
Zimmer)
« Cunningham
et Jones
s’accordent
à dire que modifier la trajectoire de la société industrielle
serait plus simple que de développer un vaccin très coûteux pour
chaque nouveau virus. Le coronavirus est peut-être le premier signe
clair et incontestable du fait que les dommages environnementaux que
cause la société industrielle pourraient très rapidement éradiquer
les humains. (…) » (Walsh
et Cotovio).
La
philosophe Virginie Maris prone « une
métamorphose sociale, fondée sur des systèmes plus petits et plus
résilients. Organiser, à l’échelle des territoires, une forme
d’autonomie alimentaire et énergétique, tout en inventant des
façons de faire société qui soient plus solidaires et plus justes.
Il faudrait aussi cultiver le plaisir d’être là où nous sommes,
afin que nos conditions d’existence soient suffisamment
épanouissantes, désirables, pour ne pas avoir besoin de partir se
vider la tête à l’autre bout du pays ou du monde ni de courir
sans cesse après des biens de consommation qui nous échappent »
(Reporterre,
28 mars).
Laissons
le dernier mot à Jérôme Baschet : « la
véritable guerre qui va se jouer n’a pas le coronavirus pour
ennemi, mais verra s’affronter deux options opposées : d’un
côté, la poursuite d’un monde où le fanatisme de la marchandise
règne en maître et où le productivisme compulsif ne peut que mener
à l’approfondissement de la dévastation en cours ; de
l’autre, l’invention, qui déjà tâtonne en mille lieux, de
nouvelles manières d’exister qui rompraient avec l’impératif
catégorique de l’économie, afin de privilégier une vie bonne
pour toutes et tous. Préférant l’intensité joyeuse du qualitatif
aux fausses promesses d’une impossible illimitation, celle-ci
conjoindrait le souci attentif du commun, l’entraide et la
solidarité, ou encore la capacité collective d’auto-organisation
et d’auto-gouvernement. »
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