Dans
le royaume, où les relations extraconjugales et l’avortement sont
interdits, 50 000 enfants naissent chaque année hors mariage.
Smahane* lisse de sa petite main potelée le drap du bébé. Yassir* est né il y a quatorze jours. « Il ne devait pas exister », murmure la maman, qui ne quitte pas des yeux le nourrisson endormi. « Je voulais me tuer. Moi et l’être qui grandissait dans ce ventre. Pour le protéger », ajoute-t-elle d’une voix tremblante. Il y a quelques semaines, la Marocaine de 20 ans s’est retrouvée à la rue, enceinte de sept mois, prête à mettre fin à ses jours. « Par chance, j’ai croisé une femme qui m’a parlé du foyer de l’Insaf et je suis venue ici, en dernier recours. »
Nichée dans un immeuble de Casablanca, l’Institution nationale de solidarité avec les femmes en détresse (Insaf) accueille depuis près de vingt ans les mères célibataires rejetées par leur partenaire, leur famille et la société. Elles sont logées et prises en charge pendant plusieurs mois, au moins jusqu’à la naissance de l’enfant. « La plupart ont été violées ou ont cru à une promesse de mariage et, lorsqu’elles sont tombées enceintes, ont été livrées à elles-mêmes, raconte la présidente de l’association, Meriem Othmani. Certaines vont jusqu’à se suicider. »Au Maroc, où les relations extraconjugales sont passibles de prison ferme et l’avortement interdit, 50 000 naissances hors mariage sont enregistrées chaque année. Par crainte des autorités, mais aussi par peur des représailles de leur propre famille, beaucoup de jeunes mères finissent par se débarrasser de leur enfant. Selon les associations, vingt-quatre nourrissons sont abandonnés chaque jour dans le royaume et trois cents cadavres de bébés sont retrouvés tous les ans dans les poubelles de Casablanca. « Ces femmes sont terrorisées. Elles n’ont pas forcément le courage de se rendre dans un orphelinat, où elles risquent d’avoir affaire à la police, et ne savent pas où aller », explique Mme Othmani.
« Acide »
« Celles qui trouvent la force de garder l’enfant vont devoir affronter l’agressivité des gens », avertit-elle. La militante de 69 ans, qui travaille dans le domaine social depuis trente-huit, a fondé l’Insaf en 1999 : « Nous voulons changer le regard sur ces mamans, qui sont rejetées, bafouées et humiliées. » Dans une société où le conservatisme religieux reste très fort, devenir mère célibataire est le début d’un long calvaire : le rejet de la famille, le regard des autres, les difficultés administratives et, parfois, les menaces de mort. « J’en reçois moi-même sans arrêt. Les mouvements extrémistes veulent que nous disparaissions, mais nous ne lâcherons jamais », affirme la présidente.Pour Smahane, le calvaire a commencé il y a bien longtemps. Originaire d’un douar (petit village) pauvre de la campagne marocaine, elle est employée comme femme de ménage à l’âge de 6 ans dans une famille de Beni Mellal, au nord-est de Marrakech. « Chaque fois que je faisais mal la vaisselle ou que le lavabo ne brillait pas assez, ma patronne me tabassait. » A seulement 20 ans, son visage strié de petites cicatrices est déjà abîmé par une vie en mille morceaux. Ses mains minuscules, qui ont longtemps servi à « frotter les escaliers à l’acide », ont gardé les traces du travail acharné. Seuls ses yeux en amande trahissent sa jeunesse sacrifiée.
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