Alors
que l’oppression patriarcale se réorganise pour maintenir l’ordre
ancien, la philosophe estime que les féministes doivent renouer avec une
visée universelle, en s’attachant aux vies ordinaires des femmes et en
engageant une lutte solidaire
L’émancipation des femmes ne manquera pas de troubler profondément le XXIe siècle.
Elle s’est déjà annoncée comme un sujet avec #metoo, les marches de
femmes en Argentine ou en Pologne, le mouvement de rébellion des femmes [contre le port du voile]en Iran ou encore la présence des féministes dans les dernières manifestations en Algérie. Peut-être
sera-t-elle une révolution silencieuse, accomplie petit à petit, ici ou
là, avec une grande détermination toutefois. Tout le monde sait que
cette révolution se prépare.
C’est
pourquoi l’oppression patriarcale se réorganise sous ses différentes
formes, se mondialise, se rassemble plus que jamais pour maintenir
l’ordre ancien. Une géopolitique de la situation des femmes dans le
monde en donne quelques exemples. Dernièrement, le plus significatif
tient dans le refus des Etats-Unis, en avril, de laisser passer une
résolution de l’ONU contre le viol comme arme de guerre. Il s’agit
ainsi, rejoignant la Chine et la Russie, de refuser toute mesure de
surveillance et de recensement de ces violences, de ne rendre possible
aucun soin aux victimes.
Soutenir
une réparation serait soutenir l’avortement. Les corps reproductifs des
femmes doivent rester sous le contrôle des hommes, même lorsqu’il
s’agit de crimes de guerre. La liberté des sujets féminins n’est pas à
l’ordre du jour, même pour un pays considéré comme une démocratie.
On nous dit parfois que la défense du droit à l’avortement est une manie du féminisme occidental. Pourtant, quand on sait les viols qui ont été perpétrés dernièrement dans la République démocratique du Congo, ou sur les femmes de la communauté yézidie, en Irak, cette résolution refusée n’est-elle pas l’affaire de tous les féminismes du monde entier ? Les Etats-Unis, pays très religieux, sont au cœur de mesures anti-avortement comme en Géorgie, où le gouverneur républicain vient de signer un texte qui restreint ce droit. Ils rejoignent à nouveau des pays autoritaires et profondément patriarcaux.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/06/09/fabienne-brugere-le-feminisme-doit-se...
On nous dit parfois que la défense du droit à l’avortement est une manie du féminisme occidental. Pourtant, quand on sait les viols qui ont été perpétrés dernièrement dans la République démocratique du Congo, ou sur les femmes de la communauté yézidie, en Irak, cette résolution refusée n’est-elle pas l’affaire de tous les féminismes du monde entier ? Les Etats-Unis, pays très religieux, sont au cœur de mesures anti-avortement comme en Géorgie, où le gouverneur républicain vient de signer un texte qui restreint ce droit. Ils rejoignent à nouveau des pays autoritaires et profondément patriarcaux.
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/06/09/fabienne-brugere-le-feminisme-doit-se...
Face
à cette offensive mondiale, les féministes de tous les pays ont la
nécessité de s’unir. Certes, comme l’a montré Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial (La
Fabrique, 208 pages, 12 euros), il existe des féminismes néolibéraux,
souvent portés par des femmes blanches, qui n’aident pas la cause des
femmes, puisqu’ils promeuvent la réussite et l’enrichissement de
quelques-unes aux dépens de toutes les autres. Lorsque Sheryl Sandberg,
l’une des directrices de Facebook, jeune milliardaire, écrit En avant toutes : les femmes, le travail et le pouvoir (JC
Lattès, 2013), on se demande ce que ce livre peut bien changer à la
situation des 70 % des personnes les plus pauvres dans le monde, qui
sont des femmes. On ne passe pas du jour au lendemain de femme migrante
sans papiers à femme très riche qui circule d’un continent à l’autre.
S’agit-il d’ailleurs de féminisme ? Le slogan « Enrichissez-vous le plus possible » ne fut jamais dans l’histoire un slogan féministe.
Quand
Virginia Woolf demandait l’indépendance financière pour les femmes qui
écrivent, il ne s’agissait pas d’idéologie libérale, mais d’autonomie :
un peu d’argent aide à devenir un sujet libre. Dans le néolibéralisme,
il ne s’agit plus de liberté : quand le culte de la liberté
d’entreprendre devient systématique, il n’autorise plus les femmes à
choisir leur vie ou leur imaginaire. La seule norme de vie devient la
réussite dans la société de marché. Or, l’histoire des féminismes
dessine des luttes contre l’oppression, qui imaginent d’autres modèles
de société, ou qui sont menées en faveur de toutes les femmes.
La « sororité » face à l’individualisme
La
philosophe américaine Judith Butler définit le féminisme comme une
« coalition des différences ». Il faut renouer avec ce projet. Il y a un
terme fort décrié mais pourtant intéressant, c’est celui de
« sororité », compris comme solidarité entre femmes. L’historienne
Arlette Farge a bien montré combien la solidarité féminine s’est
développée dans les années 1970, et comment elle a buté ensuite sur les
clivages de classes et l’individualisme de la société. La grande
question à laquelle les femmes sont confrontées aujourd’hui est la
question sociale, cette réalité incontournable des différences de
pouvoir et de richesse dans le monde. Car les différences n’existent pas
seulement entre les couleurs de peau, mais concernent plus encore les
niveaux de vie, la liberté de circuler ou de prendre la parole, d’agir :
entre la cadre dirigeante (qu’elle habite en Europe ou en Afrique) et
l’exilée sans papiers ou la femme qui vit dans la rue, il n’y a souvent
pas de solidarité. Entre la Danoise dont les études sont financées par
le gouvernement et la Bulgare ou la Roumaine aux confins d’une Europe
aux salaires très bas, il n’existe pas non plus de solidarité. Ces
solidarités sont à créer dans les féminismes à venir.
La
vie militante est aujourd’hui affaiblie par un individualisme sauvage
et une exploitation des richesses dans le monde plus forte que jamais.
Les discours féministes ne doivent pas se raidir ou se scinder en
chapelles. Renouer avec l’universel dans les féminismes d’aujourd’hui,
c’est développer une solidarité des femmes à l’égard des femmes, des
hommes à l’égard des femmes, des riches à l’égard des pauvres. Tel est
le projet aujourd’hui d’un féminisme ordinaire qui affirme que la
liberté et l’égalité des femmes passent par un combat contre tous les
actes religieux, politiques, guerriers et sexuels qui les asservissent.
La « sororité » est une recherche de la justice pour des femmes que l’on
ne considère pas et auxquelles, précisément, on ne rend pas justice.
Il
ne faut pas négliger ce que notre siècle devra porter. Deux directions
doivent être tenues. Des féminismes radicaux nous font désirer d’autres
mondes que celui-ci, penser que l’on ne parlera plus d’hommes et de
femmes mais d’individus, plus de profit capitaliste mais de bonheur
socialiste ou de société de la décroissance. Ces perspectives sont
importantes, car elles portent la possibilité d’un changement de système
qui viendra peut-être un jour, et peuvent servir d’idéal régulateur de
l’action politique. Mais elles ne doivent pas étouffer d’autres formes
de féminisme, attachées aux vies ordinaires des femmes dans leur
présent, nécessitant à la fois des luttes « situées » dans des contextes
géographiques ou sociaux spécifiques et des luttes internationales, en
faveur d’une justice à l’égard des femmes. Ce féminisme ordinaire
concerne aussi bien la lutte contre le féminicide que le harcèlement
sexuel, le viol, l’excision, la défense du droit à l’avortement, ou
l’exploitation des travailleuses dans le domaine du soin ou du service.
Préparer le changement de société
Ce
féminisme revendique également l’égalité entre les femmes et les
hommes, dans le monde du travail comme dans la vie conjugale ou
familiale. Ainsi, défendre un féminisme ordinaire suppose d’être vent
debout contre la position du gouvernement français, opposé, dans les
négociations européennes, au financement du congé parental paritaire. Du
point de vue d’un féminisme ordinaire, financer un tel congé parental
est plus important qu’instaurer une parité de genre dans un
gouvernement. C’est en changeant les situations des femmes aujourd’hui,
au nom de la solidarité, sur des affaires concrètes et qui paraissent
parfois dérisoires au regard du « grand jour », que l’on fera bouger la
société. Rendre les femmes moins pauvres et moins dépendantes des hommes
est une nécessité. Gagner en liberté, c’est explorer des positions
moins ordonnancées et se donner les moyens de s’imaginer des vies
alternatives. Et sur ces vies alternatives qui mènent à de nouveaux
modèles de société, les femmes et les hommes peuvent alors se retrouver.
Nous
ne pouvons pas attendre des temps meilleurs pour promouvoir
l’émancipation des femmes. De toute façon, tout changement de système se
prépare, ne se fait qu’avec des sujets les plus libres possible. Il
n’existe pas de changement de société réalisable sans que de nouvelles
places – au-delà de celles déjà acquises par les femmes – soient
conquises par des luttes qui doivent être universalisées. Cela n’empêche
nullement les féminismes « situés », mais cela les inscrit dans un
commun des femmes qui doit aujourd’hui comme hier être préservé. Renouer
avec une telle visée universelle n’est pas déployer un féminisme
occidental « universaliste ». C’est considérer le droit d’être un humain
comme les autres pour toutes les femmes, quelles que soient les parties
du monde où elles naissent. « L’avenir demeure largement ouvert »,écrivait Simone de Beauvoir. A condition de le préparer.
Fabienne Brugère est philosophe et professeure à l’université Paris-VIII-Vincennes-Saint- Denis.
Spécialisée en philosophie esthétique, morale et politique, elle a
contribué à introduire le travail de l’Américaine Judith Butler en
France. Son dernier ouvrage, « On ne naît pas femme, on le devient »,
défense d’un « féminisme ordinaire » menée à partir de réflexions
théoriques et de souvenirs biographiques, est paru chez Stock (224 p.,
17,50 €)
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