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dimanche 7 juin 2020

David Dufresne : "La police française a blessé en quelques mois autant de manifestants qu’en vingt ans"


Après avoir tenu le compte, samedi après samedi, des dérives du maintien de l'ordre durant les mobilisations des "gilets jaunes", le spécialiste des violences policières David Dufresne raconte son expérience dans un roman. Il livre son bilan à franceinfo, un an après le début du mouvement.
David Dufresne, journaliste français spécialiste des violences policières, au restaurant Polidor, rue Monsieur le Prince à Paris, le 9 octobre 2019.
David Dufresne, journaliste français spécialiste des violences policières, au restaurant Polidor, rue Monsieur le Prince à Paris, le 9 octobre 2019. (ULYSSE GUTTMANN-FAURE / AFP)
Journaliste indépendant, écrivain et documentariste, David Dufresne a signalé 860 cas, vérifiés et documentés, de violences policières durant les mobilisations de "gilets jaunes", entre les mois de décembre 2018 et juin 2019. Semaine après semaine, il a interpellé le ministère de l'Intérieur sur Twitter de son désormais célèbre "Allô @Place_Beauvau – c'est pour un signalement". De cette expérience, il a tiré un roman réaliste, à la lisière de l'essai et du document, Dernière sommation, paru début octobre chez Grasset. Il revient pour franceinfo sur un an de violences policières.

Franceinfo : Pourquoi avoir écrit ce roman ? Etait-ce pour solder une époque de votre vie ?

David Dufresne : Au départ, c'est un exutoire, c'est pour essayer de comprendre ce qui nous arrive. J'explosais, il fallait que ça sorte. Il fallait mettre de l'ordre dans mes idées, mes émotions, mes colères. La phrase de Macron, prononcée au mois de mars, et que je cite dans le livre – "Ne parlez pas de répression ou de violences policières, ces mots sont inacceptables dans un Etat de droit" – a été le déclencheur. Je me suis dit : la bataille des mots a commencé. Donc on va la mener et il n'y a pas de raison de laisser le récit aux vainqueurs, aux possédants, aux dominateurs. Il y avait aussi l'idée de répondre à l'urgence dans l'urgence, d'écrire pendant que cela avait lieu, comme une biographie de l'actualité, comme une traversée du réel.

Pourquoi avoir choisi la fiction ?

Parce que la fiction permet de synthétiser, d'aller à l'essentiel, mais aussi d'en dire davantage que dans un essai ou un document avec lesquels on a des comptes à rendre. Et parce que de mon point de vue, la fiction permet d'aller beaucoup plus loin dans la vérité humaine. Par exemple, je pense que les flics parlent plus vrai dans mon roman que dans n'importe quel bouquin sur la police.

Dans votre roman, vous parlez de "boucherie", bien différente de la doctrine du maintien de l'ordre en France. En quoi consiste normalement cette doctrine ?

Les deux principes fondamentaux de cette doctrine sont la stricte nécessité de l'usage de la force et la proportionnalité de la réponse face à l'attaque. On peut résumer cela à "montrer sa force pour ne pas s'en servir". C'est ce qui a été vendu pendant très longtemps. La police a agi comme cela en particulier après le meurtre de Malik Oussekine, durant les manifestations contre la réforme universitaire Devaquet en 1986. Il y avait depuis une forme de retenue. Mais avec la loi Travail et depuis Nuit debout, les ZAD, les "gilets jaunes", les lycéens et maintenant les pompiers, c'est terminé. La police va au contact, utilise des armes de manière offensive comme le LBD et les grenades qui contiennent du TNT, les GLI-F4. Donc cette idée de maintien de l'ordre à la française, qui relève à mon sens autant de la réalité que du mythe, n'a plus cours.

Vous évoquez aussi un flou entretenu dans la chaîne de commandement. On voit que les ordres sont contradictoires. Afin de ne pas pouvoir désigner les responsabilités ?

Oui, bien sûr. Par rapport à la chaîne de commandement, il n'y a pas d'ordre écrit. Mais le déni politique face aux manifestants blessés, c'est quand même une façon de dire aux policiers "allez-y, on vous couvre". Il n'y a même pas besoin d'ordre. Ensuite, quand on donne des munitions et des armes qui ne sont pas utilisées dans les autres pays d'Europe comme les GLI-F4, on donne l'outil qui permet la répression. C'est à cela qu'on a assisté. Ce n'est plus du maintien de l'ordre, c'est une répression massive, puisque la police française a blessé en quelques mois autant de manifestants qu'en vingt ans.

Mais frapper des manifestants injustement et de façon disproportionnée ne risque-t-il pas d'attiser la révolte ?

Les historiens seront capables de nous le dire, mais l'on peut raisonnablement imaginer que la stratégie de la tension a été celle qui a été choisie par le gouvernement, contre toute attente. C'est un jeu extrêmement dangereux mais c'est le pari que le gouvernement a fait et, d'une certaine manière, qu'il a remporté. Parce qu'après des centaines de blessés et de mutilés, ça a découragé les gens. D'un point de vue court-termiste, le gouvernement a gagné. Sauf qu'aujourd'hui, le prix à payer, ce sont des policiers surmenés qui font n'importe quoi, et trois condamnations de la France par le Conseil de l'Europele Parlement européen et l'ONU. On a aussi Poutine qui fait la leçon à Macron, bien sûr de façon éhontée et hypocrite, sur le traitement des manifestations. L'Etat ne s'en sort pas indemne non plus, contrairement à ce qu'il croit.

Dans votre livre, un formateur de police avance une explication glaçante au fait que les manifestants soient désormais plus souvent blessés à la tête. Selon lui, les armes utilisées par les forces de l'ordre ont moins d'impact lorsque les manifestants portent plusieurs couches de vêtements ou des doudounes, et les policiers exaspérés viseraient dès lors la tête…

Je crois beaucoup à ce que me dit ce formateur, qui est moins composite que les autres personnages du roman. Je ne sais pas si, parmi les 24 personnes qui ont perdu un œil, toutes ont été sciemment visées, pas plus que les plus de 100 personnes qui ont été ciblées à la tête. Mais ce que je sais, c'est que d'une, c'est totalement interdit, et de deux, le fabricant du LBD n'a cessé de répéter que ses armes étaient extrêmement précises.
A un moment donné, un tireur peut en avoir marre de ne pas être efficace parce que c'est l'hiver, que tout le monde porte trois couches de vêtements qui amortissent les chocs, et lever un peu sa crosse. Quand cette personne m'a avancé ça, c'était au début du mouvement et j'avais du mal à la croire. Le problème, c'est que lorsqu'on arrive au mois de juin et qu'on fait les totaux, on voit bien qu'il y a moins de blessés à la tête aux beaux jours, même s'il est vrai que cela correspond aussi au moment où la France se fait tirer l'oreille par les organisations internationales.

Vous faites dire à ce personnage de formateur que les policiers se sentent protégés, couverts, et ont un sentiment d'impunité sans égal actuellement. Faudrait-il commencer par là pour espérer calmer les choses ?

Les poursuites contre les policiers sont une question centrale. Il y a plus de 400 plaintes mais, à l'heure où on se parle, aucune communication n'a été faite sur la moindre punition, mise au placard, reconversion d'un policier. Et encore moins sur une condamnation. La plupart des plaintes aboutissent à des classements sans suite par l'IGPN, la police des polices. Même les sociologues les plus modérés disent que dès lors qu'il s'agit des violences policières, il y a un biais à l'IGPN ; certains parlent d'angle mort ou d'énigme sur le fait que l'IGPN soit incapable d'aller au bout de ces questions-là.
Fin mai, quand le parquet de Paris a annoncé qu'il y aurait des procès – entre huit et dix –, on a vu des syndicats de police monter au créneau immédiatement, de manière extrêmement virulente, faisant pression sur la justice, en expliquant que ça ne pouvait pas se passer comme ça. La bataille qui va être menée maintenant, c'est la bataille judiciaire. Il y a quelques jours, à Bordeaux, une personne qui a perdu sa main a vu sa plainte, qui avait été classée sans suite, être finalement instruite grâce à la ténacité de son avocat. La moindre des choses, c'est de savoir comment il est possible que quelqu'un, en France, soit touché par une grenade contenant du TNT, cataloguée comme arme de guerre, lancée par des policiers censés protéger l'ordre public. Il règne dans la police un grand sentiment d'impunité et c'est extrêmement préoccupant.

Mais est-ce vraiment nouveau ?

Non, car ce à quoi on assiste existait en fait depuis trente ans dans les quartiers, comme nous le disent les rappeurs depuis longtemps. En fait, certaines techniques policières de la brigade anticriminalité (BAC) ont franchi le périphérique. Une partie de la population française découvre aujourd'hui ce qui était à l'œuvre dans certains quartiers populaires, c'est-à-dire une police cow-boy, une police en toute impunité. C'est le fruit de politiques du ministère de l'Intérieur qui, depuis le début des années 2000, a mélangé complaisamment CRS, gendarmes mobiles, BAC dans les quartiers pour les "sécuriser". Cela entraîne un transfert d'habitudes, d'armement, de techniques, de vision du monde, et on en arrive là.

Au sujet de l'impunité, deux policiers viennent bien d'être renvoyés en correctionnelle pour des violences volontaires survenues lors des manifestations du 1er-Mai…

Dans ces deux cas, on se demande si on est dans le carnaval ou dans le folklore. L'un des policiers comparaîtra pour un lancer de pavé sur personne puisqu'il n'y a pas de victime, l'autre pour une paire de gifles. La justice donne l'impression d'esquiver tous les cas graves et les blessures en surnombre. Cela s'apparente plus à un ballon d'essai pour jauger la réaction des syndicats de police qu'à une véritable mise en marche de la justice.
L'injustice terrible, c'est que tous les lundis, c'est-à-dire 48 heures après les arrestations du samedi durant les manifestations des "gilets jaunes", on a vu des gens partir en prison, parfois pour rien, parfois sans preuve. On a vu des destins brisés judiciairement par des incarcérations ou des condamnations avec sursis, avec des gens qui ont perdu leur boulot. C'est sidérant.

Que répondez-vous à ceux qui soulignent que les policiers sont épuisés et en souffrance et qu'ils répondent légitimement aux débordements des "gilets jaunes" ?

La fatigue et la souffrance ne font aucun doute. Mais est-ce aux manifestants d'en faire les frais ? Non. Quant à la légitimité de la violence d'Etat, c'est le nœud du problème. Contrairement à l'idée reçue, cette légitimité n'est pas gravée dans le marbre. Elle se négocie samedi après samedi, année après année, en fonction des agissements des uns et des autres. Opposer la légitimité comme un "circulez, y a rien à voir" est irresponsable.

Malgré le rappel à l'ordre de la France jusqu'à l'ONU, Emmanuel Macron et le gouvernement continuent de nier les violences policières. "Cette surdité, c'est une autre forme de violence d'Etat", écrivez-vous. Qu'est-ce que cela changerait s'ils les reconnaissaient ?

Ce serait un début de discussion. Là, ce qui est irresponsable, c'est cet affichage. Parce que je pense qu'il y a plus de doutes dans l'appareil d'Etat qu'ils ne veulent bien le montrer. Tôt ou tard, l'Etat paiera cette surdité, j'en suis convaincu. La politique de l'autruche, ça ne marche pas. La peur n'écarte pas le danger, la surdité n'écarte pas le danger.

Après les "gilets jaunes", il y a eu la mort de Steve Maia Caniço pendant la Fête de la musique à Nantes et, plus récemment, la répression de la manifestation des pompiers. Cette dérive autoritaire du maintien de l'ordre est-elle partie pour durer, selon vous ?

On a l'impression que le pli est pris. On a vu par exemple à Rouen, avec l'incendie de Lubrizol, que lorsqu'une partie de la population, inquiète, veut des informations et ne les obtient pas, que les gens arrivent à la préfecture pour demander des comptes et secouent un peu les grilles, c'est tendu – ces images de la préfecture de Rouen m'ont marqué. J'ai l'impression qu'il y a un retour de l'engagement physique des manifestants, qu'ils sont prêts à aller au contact ou à répondre aux contacts policiers, ce qui n'était pas forcément le cas avant. Comme les sources de la colère ne sont pas taries, il n'y a aucune raison que ça s'arrête. Qu'est-ce qui allumera ou non la mèche ? Je ne sais pas. Mais tout ce qui a mené à l'explosion est encore là.

Selon vous, les médias ont-ils tiré les leçons de leur déni initial des violences policières, qui a duré plus d'un mois après le début du mouvement des "gilets jaunes" ?

Non. Mais au moins, aujourd'hui, certains médias parlent des violences policières sans utiliser de guillemets. Il y a quand même eu, je crois, une prise de conscience. La machine médiatique dans son ensemble a agi comme le politique : elle a feint d'organiser le débat tout en tapant avec ses images et ses mots comme la police avec ses matraques et ses lacrymos. Bien sûr, il y a des reporters qui ont fait du bon boulot et il y a des rédactions qui se sont remises en question. Mais globalement, la machine médiatique tourne sur elle-même et, de mon point de vue, elle a complètement oublié le rôle de contre-pouvoir qui devrait normalement l'animer.

Des "gilets jaunes" ont décidé de rallier la grève contre la réforme des retraites du 5 décembre. Une convergence des luttes se dessine-t-elle, d'après vous ?

Je ne lis pas dans le marc de café, mais quand on a d'un côté une grève générale et de l'autre des manifestations spontanées, pour l'Etat cela ressemble au scénario du pire. On a vu ces derniers mois parmi certains "gilets jaunes" des convergences inédites, en particulier vers des revendications de la banlieue. Par exemple, quand Maxime Nicolle, perçu comme un des leaders des "gilets jaunes", va à Beaumont-sur-Oise au mois de juillet dernier, là où se déroule la marche pour Adama Traoré. Là-bas, il s'excuse. Il dit : "On ne savait pas ce qu'il se passait en banlieue". Ça, c'est un moment politique important.
On a vu, sur les Champs-Elysées, des "gilets jaunes" applaudir des black blocs. Pas en décembre, mais en mars. Ça montre une évolution. Ça veut dire qu'ils étaient prêts à discuter de l'utilité ou non d'utiliser la violence comme un geste politique, ce qui n'était pas du tout envisageable au début du mouvement, en novembre 2018. Il y a donc des prémices de convergence. Durant l'occupation du centre commercial Italie 2, où je suis allé début octobre, il y avait vraiment une convergence entre certains "gilets jaunes", le comité Adama Traoré, Extinction Rebellion et des anars. Evidemment, la grande crainte, d'un point de vue policier et du pouvoir, c'est la convergence. Et j'ai le sentiment que peu à peu, il y a des points de contact.

Vous effectuez depuis quelques semaines une tournée de signature de votre livre partout en France. Qu'en avez-vous appris ? Cela vous offre-t-il un éclairage nouveau ?

J'ai rencontré beaucoup de monde. A chaque fois, il y a des associations, des observateurs locaux qui prennent la parole pour expliquer leur travail sur les pratiques policières et je sens que ces questions-là sont devenues un enjeu de société. Dans les cafés et les librairies où je me rends, il y a, d'après ce que je comprends, beaucoup de têtes nouvelles. Certains viennent témoigner, d'autres se sont fait arrêter, il y a des gens qui se sont fait tirer dessus, et c'est renversant. Il y a une parole qui se libère, un besoin de compréhension. Certaines personnes ont des positionnements radicaux, d'autres sont plus dans une démarche républicaine. Mais très vite, c'est de l'Etat qu'on parle et beaucoup de gens refusent de rentrer dans le duel "le fascisme ou Macron" qui est un peu en train de se dessiner.
Je constate aussi une très grande connaissance chez certains de la chose policière, avec des gens qui étudient ça historiquement, sociologiquement. Je sens que ça bouillonne, il y a une colère, un désir d'organisation, de compréhension, des désaccords. Il y a aussi tout un monde qui me rappelle le rock, avec non plus des fanzines mais des chaînes YouTube, plein de gens qui documentent, qui font des interviews, des reportages. Je ne m'attendais pas à ça. Et puis il y a des gens dont j'ai signalé le cas sur Twitter avec Allô Place Beauvau, des cas graves, des personnes qui ont perdu un membre, une main, un œil. C'est très riche, ça me bouleverse.

Est-il vrai que vous avez envoyé votre livre au ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner ?

Oui, avec mon numéro. J'ai écrit : "On s'appelle" ? Je l'ai envoyé à Macron aussi. Je n'ai pas eu de réponse…

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