TRIBUNE. Comment se propage le racisme, et comment l’éradiquer ? L’auteur de « Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer » et de « l’Exil vaut le voyage » fait le point sur ces vieilles questions si actuelles.
Bon, soyons clair,
le racisme naît, vit et pourrait même mourir un jour. Il est
contagieux, et se transmet d’un être humain à un autre. Toutefois sa
rapidité de contagion varie selon le lieu ou la situation. On peut
d’ailleurs créer de toutes pièces des situations qui augmenteraient sa
vitesse et sa puissance, alors que d’autres la diminueraient. À certains
moments on annonce de nouvelles vagues à l’horizon. On s’en étonne
alors que des signes avant-coureurs avertissaient de l’imminence du
danger. Le chômage, la misère, la violence urbaine, l’absence de
courtoisie, sont des agents capables d’accélérer son éclosion dans un
lieu où sa présence était embryonnaire. Mais le racisme a cette
particularité de ne jamais naître à l’endroit où on se trouve. C’est un
virus qui vient toujours d’ailleurs.
Si le chômage fait soudain
rage, on pointe alors du doigt les nouveaux venus qui conservent en eux,
semble-t-il, ce gène de la misère qui permet au racisme de féconder.
C’est en voyant un malade qu’on apprend l’existence du virus, sinon il
reste invisible. Ce qui fonde l’idée que le malade est responsable de la
maladie. Si le Blanc pense que c’est avec le Noir que ce virus est
arrivé en Amérique, le Noir croit, lui, que c’est la cupidité du Blanc à
vouloir exploiter son énergie qui le garde encore vivant. Il n’y a pas
de Noir sans Blanc comme il n’y a pas de Blanc sans Noir. Chacun devant
son existence à l’autre. Voilà un nouveau produit identitaire aussi
américain que le hamburger. Une identité créée par un virus. On aimerait
assister à cette naissance en laboratoire. Quant aux Amérindiens ils
sont encore en confinement dans les réserves.
Dany Laferrière, l’écrivain qui « écrit pour se surveiller » (et qui dessine aussi)
https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20200610.OBS29913/le-racisme-est-un-virus-par-dany...
https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20200610.OBS29913/le-racisme-est-un-virus-par-dany...
Le moment historique
On
se demande quand tout a commencé en Amérique ? Il y a 400 ans avec le
commerce d’esclaves. Les premiers bateaux négriers sont arrivés à ce
moment-là sur les côtes d’Amérique. Cela peut sembler lointain, mais sur
un plan historique c’était hier. Les petits-fils d’esclaves font tout
pour se rappeler « ces siècles sanglants » tandis que les petits-fils de
colons font tout pour les oublier. On ne pense pas toujours à la même
chose au même moment. On peut faire remonter la conception du virus
quand L’Europe s’est mise à fantasmer sur cette énergie gratuite et
inépuisable : la force de travail de l’esclave. Le but c’est l’argent.
Faire travailler les autres gratuitement, avec droit de vie et de mort
sur eux. On trouve encore des gens aux États-Unis qui pensent avec
nostalgie à cette époque. Je dis États-Unis parce que les derniers
événements s’y sont déroulés, mais je souris de voir l’Europe s’étonner
de la violence du racisme américain, oubliant qu’elle était à l’origine
de toute cette histoire. C’était la première pandémie puisque au moins
trois continents étaient impliqués : l’Europe, l’Afrique et l’Amérique.
Le mystère
Il
y a un point qui reste mystérieux : le racisme est capable d’apparaître
dans les régions les plus reculées, là où il n’y a ni misère, ni
chômage, ni même un Noir. On croyait pourtant connaître son mode de
fonctionnement. Son territoire est-il illimité ? Son temps, infini ? Il y
a tant de choses qu’on ignore dans le comportement du virus. On navigue
à vue. La seule évidence c’est la souffrance qu’il produit sur un
groupe : les Noirs. On serait étonné de la diversité des études faites
sur le comportement du virus. Par exemple : Le virus peut-il passer de
l’homme à l’animal ? On pourrait le croire en voyant dans le sud des
États-Unis, il n’y a pas si longtemps, des endroits publics où c’est
affiché : « interdits aux Nègres et aux chiens ».
On pourrait croire que c’est la fantaisie d’un chercheur en laboratoire, en réalité cela fait partie d’un processus de déshumanisation.
On pourrait croire que c’est la fantaisie d’un chercheur en laboratoire, en réalité cela fait partie d’un processus de déshumanisation.
La déshumanisation
Pour
que l’esclave puisse accepter sa condition de bête de somme cela
requiert une participation de tous les corps de métier qui ont une
certaine influence sur la société. L’élite politique, intellectuelle et
religieuse de l’époque s’est engagée à convaincre l’esclave qu’il est à
sa place dans l’organisation de la société coloniale. Ce qu’il est ? Une
simple marchandise qu’on cherche à vendre au plus offrant. L’Eglise lui
fait comprendre que tant de souffrance sera récompensée par une place
certaine au paradis. Un article du Code Noir qui régit tous les aspects
de la vie de l’esclave stipule que « le Nègre est un bien meuble ».
On
est en plein siècle des Lumières. Pourtant l’esclavage va fleurir
durant cette époque de haute philosophie et de progrès scientifique. On
se demande même si le Noir possède une âme. On remarque alors que plus
le virus s’installe, plus la police se croit puissante. Une fois qu’il
est là c’est difficile de l’extirper du corps. On cherche ou on fait
semblant de chercher un vaccin pour le tuer. Ce vaccin-là c’est le
siècle des Lumières qui le propose avec l’idée du progrès dans tous les
domaines. La Révolution française a tenté un bref moment de tordre le
cou à l’esclavage (« périssent les colonies plutôt qu’un principe ! »,
Robespierre sur l’esclavage). Mais en fait, c’était sans compter sur la
pièce maîtresse : l’argent. Car tout le monde cherche à s’enrichir par
la traite négrière. Même les philosophes – Voltaire en tête –
possédaient des actions à la Compagnie des Indes.
L’argent
C’est
l’argent qui a permis au virus de se propager. Il se nourrit du désir
insatiable de l’homme de s’enrichir à peu de frais. Des ouvriers qu’on
n’a pas à payer. Aux États-Unis, Abraham Lincoln croit que l’esclavage
ne va pas avec son projet d’une Amérique nouvelle. Guerre de sécession.
Le Nord gagne. Massivement les Noirs montent au nord pour devenir des
salariés. On déchante rapidement. Les anciens esclaves devenus ouvriers
avaient maintenant un salaire, mais ils travaillaient presque autant
qu’avant et devaient vivre dans des taudis à rats qu’ils payaient cher.
Ils découvrent que l’ouvrier est un esclave qui règle lui-même ses
factures. Mais sa condition n’est pas si différente de celle d’avant. Le
problème reste entier. L’esclavage est dur, mais le capitalisme n’est
pas une plaisanterie non plus. Le Nord est un Sud exempt de culpabilité.
Le virus s’adapte rapidement à la nouvelle situation. Pour toucher du
doigt le problème il faudrait mettre le Blanc (Nord et Sud) sur le divan
du docteur Freud car le virus s’est caché si bien dans les replis du
corps social qu’il est impossible de le débusquer. Au point que le
raciste se demande de quoi on l’accuse. Un peu comme quand le violeur se
met à croire que c’est la petite fille qui l’a provoqué.
La distanciation sociale
Si
l’Afrique du Sud l’a perfectionné avec l’Apartheid, l’Amérique avait
compris longtemps avant qu’il fallait une distance sociale. Étrangement
cette fois, la distanciation sociale permet au virus de garder sa
vigueur. Rapidement les États du Sud ont mis en place un système
sanitaire qui écarte dans tous les actes de la vie quotidienne le Blanc
du Noir. Il ne fallait pas qu’ils soient ensemble dans la même pièce, ni
qu’ils passent par la même porte pour entrer dans un lieu public ou
privé (les Noirs par la porte de derrière, les Blancs par la porte de
devant). Il ne fallait pas qu’ils fréquentent les mêmes bars sauf s’il y
a deux entrées et deux salles qui ne communiquent pas. Ils ne
mangeaient pas, ne dansaient pas, ne dormaient pas dans la même maison
(la maison des maîtres, et au fond de la cour les baraques des
esclaves). Les règles étaient strictement observées à l’époque car les
châtiments étaient lourds. C’était aux Noirs de se tenir à distance. Le
Blanc pouvait circuler partout, même dans la case du Noir, mais c’est à
ce dernier d’éviter de se trouver sur son chemin, même s’il le trouve
avec sa femme.
Un virus particulier
Je
ne sais pas par quel étrange raisonnement on a conclu que le virus du
racisme n’était pas chez le Blanc mais chez le Noir, qu’il n’était pas
chez le Maître mais chez l’esclave. Comme on a cru que la femme était
responsable de son viol. C’est pour cela qu’on a mandaté la police pour
protéger le Blanc du Noir. Car c’est de sa faute si le Blanc est
raciste. On ne lui reproche rien d’autre que d’être noir. Des penseurs
ont affirmé que n’importe qui peut être raciste. N’importe qui peut être
un salaud ou un tueur, mais le racisme est un virus particulier. Il a
besoin d’un porteur qui se croit supérieur à tout autre individu
différent de lui, tout en pensant que le Noir est au bas de l’échelle.
Il faut qu’il soit aussi membre d’un groupe puissant et dominateur. Il
faut surtout qu’il croie que sa supériorité remonte à des temps
immémoriaux. D’un autre côté, le système doit faire en sorte que le Noir
accepte ce bouquet de privilèges comme une évidence. Résultat : quand
un Blanc croise un Noir, même dans cette Amérique, il sait qu’il y a
quelques siècles cet homme aurait été son « bien meuble ». Pour le test : si vous échouez à répondre à ces questions c’est que vous n’avez pas le virus.
Les porteurs sains
Pendant
longtemps on a cru que le raciste ressemblait à ces hommes qui portent
des cagoules pointues et de longues robes blanches pour se réunir la
nuit sous de grands arbres avec des torches et une croix en flammes. Ils
font des discours haineux qui affirment la suprématie des Blancs. Plus
tard, on a cru aussi que la nouvelle génération était formée de jeunes
punks racistes au crâne rasé et au regard aussi pointu que leur couteau
qui monologuent un sabir fait de borborygmes qu’ils accompagnent de
saluts nazis en vendant de vieux exemplaires de « Mein Kampf ». On sait
aujourd’hui que le virus a atteint presque tout-le-monde après quatre
siècles. Et que la plupart des porteurs sont sains, c’est-à-dire qu’ils
l’ont mais n’en souffrent pas. Le pire c’est qu’ils peuvent le
transmettre.
Supposons que nous en sommes tous atteints : ceux qui
subissent comme ceux qui infligent, et qu’il n’y a pas de guérison
possible sans un effort collectif. Vous avez vu l’énergie et l’argent
dépensés pour l’autre virus, et cela même sans espoir d’une éradication
totale. Si nous mettons le même effort, même s’il faut bloquer un moment
le système, pour éradiquer une fois pour toutes ce virus du corps
humain. Juste un effort pour détruire le virus, sans le relier à une
race, ou à un passé même sanglant, même injuste. Ce sera un très lent
processus, mais si nous réussissons nous aurons l’impression d’être
moins idiots et de pouvoir rire en racontant plus tard aux enfants qu’il
y a à peine quelques décennies le monde était divisé en races et qu’un
individu pouvait mourir à cause de la couleur de sa peau.
Mardi 9 juin 2020
Dany Laferrière, bio express
La vie de Dany Laferrière
se résume en un bouquet au parfum de cinq villes. Né à Port-au-Prince
en 1953, il a passé son enfance avec sa grand-mère à Petit-Goâve puis
s’est exilé à Montréal où il a publié tous ses livres. Il a fait un long
détour par Miami avant d’aller à Paris, où il siège à l’Académie française depuis 2015.
Depuis
« Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer », son premier
roman paru en 1985, il a construit une oeuvre patiente et puissante qui
illumine les nuits des lecteurs du monde entier avec des titres comme « Chroniques de la dérive douce », « l’Enigme du retour » (prix Médicis 2009), « Tout bouge autour de moi », « Journal d’un écrivain en pyjama » ou encore « l’Art presque perdu de ne rien faire ». Bon nombre d’entre eux ont été rassemblés dans « Mythologies américaines » en 2016. Ses derniers livres, parus au printemps 2020, sont une étonnante autobiographie dessinée, « l’Exil vaut le voyage » (Grasset), et « Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo » (Mémoire d’encrier).
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