Le premier ministre français a dénoncé, lundi sur LCI, le « sentiment de submersion » généré par l’immigration. Le propos, qu’il a assumé mardi, raconte la dérive morale d’un pouvoir à la roue de l’extrême droite. Et pose la question de la censure par la gauche socialiste.
Ilyes Ramdani, Mediapart, 28/1/2025
Au déshonneur, François Bayrou a ajouté le mensonge. Interpellé par le député socialiste Boris Vallaud, mardi 28 janvier à l’Assemblée nationale, le premier ministre a tenté d’éteindre la polémique née de ses propos sur l’immigration, tenus la veille sur LCI et dont il n’a pas retiré un mot. « Cette émission et le passage que vous indiquez étaient fondés sur la situation à Mayotte », a-t-il simplement assuré. C’est faux.
La question du journaliste Darius Rochebin est claire, tirée de l’exemple d’une photo de classe du jeune François Bayrou à Nay (Pyrénées-Atlantiques). « Il n’y a que des blancs », note le présentateur, qui enchaîne : « Une foule française aujourd’hui est différente d’une foule de votre enfance. Certains Français sont gênés de cela […], d’autres s’en réjouissent. Comment définissez-vous cela ? Est-ce qu’il y a une logique, souhaitable ou non, à ce que la France soit métissée ? »
Il s’agit donc, dans la question comme dans la réponse, d’un diagnostic sur le pays, bien au-delà de l’exemple mahorais. « Je ne crois pas que ça soit mieux d’être métissé que de ne pas l’être, répond François Bayrou. Les apports étrangers sont positifs pour un peuple à condition qu’ils ne dépassent pas une proportion. Dès l’instant où vous avez le sentiment d’une submersion, de ne plus reconnaître votre pays, de ne plus reconnaître les modes de vie ou la culture, dès cet instant, il y a rejet. […] Un certain nombre de villes ou de régions sont dans ce sentiment-là. »
François Bayrou arrive à l’hôtel Matignon à Paris, le 22 janvier 2025. Photo Dimitar Dilkoff / AFP
Mardi, le Rassemblement national (RN) a applaudi avec le sourire la réponse du premier ministre. Comment aurait-il pu en être autrement, au moment où le chef du gouvernement reprend les mots et les accents de l’extrême droite ? Dénonçant les « querelles sur les mots », il a accusé la gauche de « refuser de voir le sentiment d’un très grand nombre de nos compatriotes ». Comme Jean-Marie Le Pen qui, au début des années 1990, disait : « Il faudrait être aveugle pour ne pas s’apercevoir que, dans les plus humbles villages, ce phénomène de marée humaine a commencé à se faire sentir. »
La submersion migratoire, pourtant, n’existe nulle part ailleurs dans le pays que dans les cerveaux étriqués. Au classement des pays d’accueil dans l’Union européenne (UE), la France se classe à la 21e position. En tout, selon l’Insee, les personnes immigrées sont 7 millions si on y inclut celles qui ont acquis la nationalité française. Enfin, il entre chaque année sur le territoire environ 180 000 personnes de plus qu’il n’en sort, un chiffre stable sur les dernières années.
Rapportées aux 68 millions d’habitant·es du pays, ces statistiques montrent l’inexactitude du raisonnement de François Bayrou. Mais voulait-il seulement l’être ? « Les préjugés sont nourris par le réel », a-t-il lancé à l’Assemblée, dans une formule hallucinante. L’objectif du premier ministre est politique, au sens le plus bas du terme : éviter la censure et la crise politique, durer à Matignon et préparer la campagne présidentielle de 2027, à laquelle il rêve d’être candidat.
La course aux bas instincts
Alors, malgré ses 73 ans, François Bayrou est un homme politique qui surfe sur l’air du temps, souffle sur les braises d’une société fracturée, flatte les bas instincts. Vétéran de la scène politique nationale, le Palois n’est pas tombé dans un piège sur le plateau de Darius Rochebin. Il a validé l’immigration comme un des sujets principaux de l’émission ; il a répondu – longuement – aux questions du journaliste sur le sujet ; il a insisté, martelé son idée, comme pour être sûr qu’elle arriverait bien aux oreilles de celles et ceux à qui elle était destinée.
Rien ne salit plus les mains, désormais, aux yeux du centre et de la droite qui jadis s’offusquaient du racisme du Front national (FN). Ni l’évocation d’une « submersion » ni l’association de l’immigration et de la délinquance ne sont des terrains trop boueux pour un camp politique en mal d’électeurs et électrices. « Il suffit de voir les faits divers pour mesurer que les manquements et les délits se concentrent et on ne voit plus que ça ! », s’est insurgé François Bayrou, lundi sur LCI.
Dans une autre réponse, le chef du gouvernement a parlé des jeunes délinquants dans les quartiers populaires comme étant « souvent culturellement en situation de rupture ». Empruntant, là encore à l’extrême droite, l’idée selon laquelle l’origine des jeunes adolescent·es ou adultes concerné·es jouerait un rôle dans leur glissement vers la délinquance. Une « régression vers les origines ethniques », disait à l’été 2023 Bruno Retailleau, au moment des révoltes urbaines qui avaient suivi la mort de Nahel Merzouk.
Devenu ministre de l’intérieur, l’ancien sénateur a applaudi les propos de François Bayrou, y voyant une façon de « justifier la politique qu’[il] souhaite mener ». Son collègue de la justice, Gérald Darmanin, y a vu une « avancée ». L’Élysée, en revanche, n’a pas réagi. Qu’aurait bien pu dire la présidence, moins d’un an après la dénonciation par Emmanuel Macron du programme « immigrationniste » de la gauche, là encore un mot-clé de l’extrême droite ? Mardi matin, dans un train entre sa circonscription et Paris, un ancien ministre se lamente : « Putain mais je n’ai pas signé pour ça en 2017 ! »
En privé, lorsqu’ils glosent sur leur stratégie à l’abri du « off », les stratèges du camp présidentiel jurent ne pas avoir de problème personnel avec l’immigration. « Mais vous comprenez, entend-on souvent, sur le terrain, c’est un vrai sujet pour les gens. » Branchés sur CNews pour tenter de saisir les angoisses du pays, ministres et conseillers se persuadent mutuellement que ramer à contre-courant scellerait leur naufrage politique. « On doit montrer aux Français qu’on a compris leurs problèmes », s’excusait presque un ministre au moment de la loi immigration de 2023.
Pire qu’une diversion
Alors, ils suivent, embraient, surenchérissent, pointent du doigt. Contribuant eux-mêmes à la panique morale qui s’empare du pays, légitimant les pires obsessions. C’est un cercle vicieux qui mène inlassablement au renforcement du RN, déjà aux portes du pouvoir. Mardi matin, l’animateur Pascal Praud saisissait la balle au bond : « Submersion et grand remplacement : n’est-ce pas finalement un synonyme ? Ceux qui disaient ça depuis des années étaient taxés de racistes. » La fenêtre d’Overton est plus grande ouverte que jamais.
Il serait tentant d’y voir, de la part de François Bayrou, le énième écran de fumée d’un pouvoir en difficulté. Une tentative de diversion, à l’heure où le gouvernement fait passer l’un des budgets les plus austéritaires des dernières décennies. Cela ferait sens : au moment où les collectivités et les services publics se voient mis à mal, parler de délinquance juvénile, de narcotrafic et d’immigration permet d’occuper la bande passante.
L’analyse est plaisante mais partielle. La sortie du premier ministre n’est ni un dérapage ni une diversion. C’est la suite d’un long chemin, sur lequel il marche depuis longtemps, et le président de la République avec lui. Un chemin facile, qui offre un accès rapide aux antennes, l’assentiment des éditorialistes et une illusoire popularité sondagière. Peut-être même le maintien au pouvoir, avec la complicité d’un RN qui n’en demandait pas tant.
À moyen terme, toutefois, en dérivant si loin de la rive républicaine, François Bayrou prend un double risque. Pour lui-même, celui d’échouer comme Michel Barnier dans les clins d’œil à l’extrême droite xénophobe ; celui d’être supplanté, comme tant d’autres avant lui, par « l’original » qu’il essaie de copier ; celui de ne laisser à la postérité rien d’autre que sa dérive morale.
Alors que sa posture de négociation semblait convaincre une partie de la gauche, le maire de Pau (Pyrénées-Atlantiques) met désormais l’avenir de son gouvernement en péril. Car, pour le Parti socialiste (PS), la question de la censure se pose désormais en des termes bien différents. Il ne s’agit plus de renverser un gouvernement pour son budget austéritaire, mais parce qu’il stigmatise les personnes étrangères et met à mal le droit du sol sous les applaudissements du RN.
Le deuxième danger, autrement plus décisif, touche directement à la cohésion nationale. Les propos de ce type ont beau s’accumuler dans la bouche des personnalités politiques, ils n’en restent pas moins marquants quand ils émanent du premier ministre. Dans un pays où la haine de l’autre se fait entendre si bruyamment, souffler sur ce type de braises n’est jamais sans conséquences. François Bayrou, qui disait un jour des discriminations qu’elles étaient un « fer rouge sur notre société », devrait le savoir.
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Le PS suspend les négociations sur le budget
Il y a des mots que les socialistes auraient aimé entendre dans la bouche de François Bayrou – celui de « suspension » de la réforme des retraites. Et des mots qu’ils auraient voulu ne jamais voir prononcer, comme celui de « submersion », lâché lundi soir sur LCI.
Signe que l’heure est grave, le patron du groupe socialiste, Boris Vallaud, s’est directement adressé au premier ministre, mardi, à l’Assemblée nationale : « Maintenez-vous ce mot de submersion ? » Après une justification confuse de l’intéressé, le PS, en pleine négociation sur le budget avec le gouvernement, a annoncé suspendre les pourparlers et annuler la réunion prévue le soir même à Matignon.
« On n’est pas sur une chose anecdotique, [Bayrou] ouvre la porte aux analyses du RN et à leur prise de pouvoir, c’est un clin d’œil à l’extrême droite », décrypte le député socialiste Laurent Baumel, qui estime que ces mots ne seront pas sans conséquences sur le choix du PS de censurer ou non le gouvernement la semaine prochaine. « Après, la décision, elle tient aussi à d’autres facteurs, et notamment les concessions sur le budget », tempête-t-il.
Les autres groupes de gauche à l’Assemblée ont eux aussi fait part de leur émotion à la suite aux propos du premier ministre, à l’instar de la cheffe de file des écologistes, Cyrielle Chatelain, qui a jugé que François Bayrou avait « craché à la figure de ces millions de Français qui ont dans leur chair l’histoire de l’immigration ». Son intervention a déclenché une standing ovation de l’ensemble des député·es de gauche dans l’hémicycle.
Pauline Graulle
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