dimanche 28 septembre 2025

ÁNGEL VILLARINO
Entretien avec Hicham Alaoui

  Ci-dessous un entretien avec Hicham Alaoui, traduit de l’espagnol par Tafsut Aït Baâmrane

 


Entretien avec Hicham Alaoui (résumé audio 17:23)  

 
Doyen à Princeton et cousin germain du roi Mohamed VI, le « Prince rouge » estime que les régimes arabes pourraient être submergés par l’indignation s’ils ne cessent pas de soutenir Israël

Ángel Villarino, El Confidencial, 9/9/2025

Photos : Jon Imanol Reino

Moulay Hicham Alaoui est directeur de l’Institut d’études contemporaines du Moyen-Orient, d’Afrique du Nord et d’Asie centrale à l’université de Princeton (New Jersey). Il est également le cousin germain du roi Mohamed VI du Maroc, avec lequel il a grandi et a été éduqué. Autrefois surnommé le Prince rouge ou le Prince rebelle, en raison de ses positions en faveur d’une monarchie constitutionnelle comme celle d’Espagne, il est depuis des années la voix discordante de la dynastie alaouite et vit loin de la cour, aux USA, tout en restant en contact permanent avec elle. À 61 ans, il affirme être à la retraite, bien qu’il soit techniquement cinquième dans l’ordre de succession du royaume.

Il est un observateur privilégié — et a publié plusieurs livres — de tout ce qui se passe dans la région en raison de sa position académique, mais aussi de la place qu’il occupe au sein de la haute aristocratie arabe. Il est directement apparenté à la famille royale saoudienne — il est le cousin du prince Al Waleed Bin Talal — et son grand-père maternel était Riad Solh, premier ministre du Liban après son indépendance. Il possède également des entreprises et des investissements dans divers secteurs, la plupart hors du Maroc.

Il nous reçoit avec le sourire, en buvant un thé sucré, dans un hôtel du centre de Madrid. Voici la première des deux parties d’une conversation d’un peu plus d’une heure et demie.



“ Le Maroc doit rompre avec Netanyahou sans nuire aux liens avec le peuple israélien”

QUESTION. Les Palestiniens sont massacrés à Gaza, mais la plupart des gouvernements du monde arabe, à commencer par ceux des pays voisins, détournent le regard. Cela provoque l’indignation de leurs sociétés et les protestations sont de plus en plus nombreuses. Pensez-vous que cette colère accumulée finira par exploser ?

RÉPONSE. Jusqu’à aujourd’hui, j’avais des doutes quant à l’utilisation du terme génocide. Je n’en ai plus désormais. Nous sommes face à un génocide. Israël a gagné sur le plan militaire, y compris contre l’Iran, et pense avoir une occasion de mettre fin à la question palestinienne pour toujours. Mais les gouvernements arabes ne sont pas propalestiniens parce qu’ils ont toujours voulu satisfaire les USA. La tension monte et le sentiment de solidarité populaire grandit. C’est pourquoi les gouvernements arabes se trouvent dans une position difficile, ils marchent sur une corde raide.

Q. Et pourront-ils continuer à le faire alors que la situation s’aggrave ?

R. Ils essaient de se tenir le plus loin possible de la question afin de ne pas avoir à rompre leurs relations avec Israël. C’est une position qui a été gérable jusqu’à présent, mais la guerre ne va pas durer un ou deux ans, mais des décennies. Beaucoup de choses vont encore se passer. Par exemple, des tentatives d’expulsion à Jérusalem, des actions autour des lieux saints de l’islam. Lorsque cela se produira, les gouvernements arabes vont connaître une grande instabilité. Israël a gagné militairement, mais a perdu politiquement et moralement, dans le sens où il n’a pas réussi à transformer cette victoire en une acceptation de sa position dominante. Il a obtenu l’autonomie et une carte blanche des USA, ainsi que la complaisance de certains pays européens, et son gouvernement est prêt à achever le travail. Israël est aujourd’hui gouverné par le messianisme et il s’agit d’un projet divin. C’est pourquoi ils peuvent prendre tout le temps nécessaire pour le mener à bien.

Q. Alors où et quand pensez-vous que ce malaise éclatera ?

R. S’il y a une explosion, elle se produira lorsque les Palestiniens seront expulsés. Et ce n’est qu’une question de temps. Si vous y prêtez attention, les gouvernements arabes attendent essentiellement que l’hubris de Trump passe. On parle de laisser les Américains administrer la bande de Gaza pour une raison simple : aucun pays arabe ne veut s’impliquer. Le projet consiste essentiellement à transformer Gaza en une sorte de Riviera, à y maintenir une petite population palestinienne, car on a besoin de sa main-d’œuvre, et à expulser tous les autres. Cependant, aucun Palestinien n’a quitté le pays jusqu’à présent, pour la simple raison qu’ils ont à l’esprit l’exemple de la Nakba de 1948 : ils savent que s’ils partent, ils ne reviendront plus. Je pense que les Israéliens célébreraient avec les honneurs militaires le départ de tout radeau quittant Gaza à destination de l’Europe. Mais cela ne s’est pas produit parce que les Palestiniens ne partent pas. Et je pense qu’ils vont résister par un combat courageux qui restera dans l’histoire. Mon impression est qu’ils finiront par l’emporter.


Q. L’emporter dans quel sens ?

R. Le problème est que la solution des deux États n’est plus possible. Israël a colonisé toute la terre, a créé un réseau routier et des murs entre les colonies, de sorte que la solution des deux États n’existe plus. Israël ne bougera pas si ce n’est par la force. Il est possible que dans dix ou quinze ans, les choses changent et qu’il soit contraint de le faire, mais il sera alors trop tard. Cela fait quinze ans que je dis que la solution à deux États est impossible. Le premier à l’avoir dit, d’ailleurs, c’est Edward Said.

Q. Si vous ne voyez pas cette solution, quelle solution envisagez-vous ?

R. C’est très difficile à prévoir, mais ce devra être soit une forme de confédération, soit une forme de souveraineté partagée dans différents espaces. Les Israéliens comme les Palestiniens sont imaginatifs, ils sont originaux. Le moment venu, je pense qu’ils trouveront un moyen d’y parvenir. N’oublions pas que le problème irlandais nous a accompagnés pendant 500 ans. Il a fallu cinq siècles. L’avenir des Palestiniens ne doit pas nécessairement être celui des Amérindiens, qui sont confinés dans des réserves. Il peut y avoir un autre scénario.

Q. La population marocaine a organisé certaines des manifestations les plus importantes en soutien aux Palestiniens, mais Israël est un allié clé du gouvernement marocain. Cette situation peut-elle durer longtemps ?

R. Le Maroc a une position différente de celle des autres pays de la région. Il ne court pas les mêmes risques que l’Égypte ou la Jordanie : approvisionnement en eau, problèmes territoriaux, frontaliers ou mouvements de population réfugiée. Les Marocains tolèrent donc moins bien ce qui se passe à Gaza, car il y a moins d’enjeux pour eux. Mais, en même temps, ils observent la situation de plus loin. Cela ne signifie pas que le peuple marocain soit indifférent aux droits des Palestiniens. Au contraire, ils sont des défenseurs passionnés de la dignité et de l’État palestinien. Quoi qu’il en soit, nous devons replacer cette question dans un contexte plus large, car cette relation n’est pas nouvelle, bien au contraire.

Q. Il est vrai que cette relation est très solide. Dans les années 60, sous le règne de votre oncle, le roi Hassan II, les services de renseignement marocains collaboraient avec le Mossad israélien pour écouter les délibérations des sommets arabes.

R. Oui, c’est un fait avéré, c’est tout à fait vrai. Le Mossad avait un accès illimité aux sommets arabes grâce au Maroc. Pour le roi Hassan II, cela ne signifiait pas trahir qui que ce soit. Il a très tôt compris le double jeu des régimes arabes. Par exemple, la Syrie a attaqué Israël, mais n’a envahi et occupé que le Liban. L’Égypte a également attaqué Israël, mais n’a envahi et occupé que le Yémen. L’Égypte, sous le régime islamiste de Morsi, a détruit les tunnels vers Gaza. Le roi Hassan II a toujours compris que la question palestinienne était différente du nationalisme arabe. Par exemple, il a présidé le sommet de la Ligue arabe à Rabat en 1974, où l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) a été déclarée seul représentant légitime du peuple palestinien. Il a ensuite dirigé le sommet de la Ligue arabe à Fès, qui a adopté la solution à deux États comme cadre principal pour résoudre le conflit.

Dans le même temps, le roi Hassan II a également reconnu le nationalisme arabe comme une sorte de « guerre froide » entre Arabes, dans laquelle ils tentaient de se déstabiliser mutuellement. Pendant ce temps, la question palestinienne visait à défendre conjointement les droits des Palestiniens. C’est pourquoi le roi Hassan II a fait les deux choses à la fois : il a défendu son propre pays et s’est protégé de toute ingérence, tout en défendant la cause palestinienne. C’est dans ce contexte que s’est déroulée la coopération avec Israël.

Q. De quelles années parlons-nous ?

R. Au début de la guerre froide, lorsque les USA ne soutenaient pas encore aveuglément Israël, ce qu’ils ont commencé à faire après la révolution iranienne, en 1979. En fait, après la guerre de Suez en 1956, les USA ont contraint Israël à se retirer du canal de Suez. De son côté, le Maroc ne bénéficiait pas d’un soutien ferme de la part des USA. De plus, le régime soupçonnait Washington de vouloir se débarrasser de la monarchie pour la remplacer par un régime militaire ami. C’est dans ce contexte qu’est née l’amitié entre deux gouvernements qui avaient besoin l’un de l’autre pour revendiquer une place dans le monde et qui ont trouvé un moyen de se renforcer mutuellement.


Q. Et comment Israël a-t-il aidé le Maroc ?

R. Israël a joué un rôle très important dans l’identification des membres de l’opposition marocaine qui cherchaient à renverser la monarchie à l’étranger, que ce soit en Europe ou dans d’autres pays arabes. Pour ce faire, il a utilisé le réseau employé pour traquer les nazis à travers le monde. Pour le roi Hassan II, les Israéliens étaient un atout dans son bras de fer avec l’Algérie. Si Nasser décidait de mettre l’Égypte du côté du régime algérien, le Maroc disposait d’un contrepoids potentiel en Israël. Cela a considérablement renforcé la relation. Lorsque le Maroc a construit le mur au Sahara, la technologie était américaine, mais l’idée s’inspirait de la ligne de défense Bar Lev d’Israël, construite dans le Sinaï en 1967, et les conseillers techniques étaient israéliens.

Q. La relation s’est également renforcée sur le plan militaire.

R. Il faut savoir que l’Algérie avait un accès illimité à l’armement russe, qu’elle achetait grâce à ses ressources pétrolières. Certaines, comme les batteries S-300, n’avaient été vendues par Moscou à aucun autre pays de la région que l’Algérie. Le Maroc avait besoin d’un contrepoids et, pour cela, il avait besoin d’armements qui ne se limitaient pas aux normes européennes. Il recherchait du matériel pouvant être utilisé sur tous les terrains. Jusqu’aux années 70, le roi Hassan II avait un plan d’urgence pour mener une guerre contre l’Algérie s’il y était contraint. Il s’agissait de plans extrêmement élaborés, étudiés par des généraux très compétents et supervisés directement par lui. Des plans pour se défendre. Mais grâce à l’aide israélienne, les Marocains ont réussi non seulement à maintenir la parité militaire avec l’Algérie, mais aussi à la dépasser en tant que puissance militaire à certains égards.

Q. Vous affirmez donc que le Maroc a dépassé l’Algérie en termes de capacité militaire ?

R. Les Algériens ont récemment constaté que leur ancien avantage en matière d’armement était complètement obsolète. Ils l’ont notamment constaté lors d’une attaque de drones marocains contre une station algérienne dans le sud. Ce fut le tournant, également marqué par les enseignements tirés de la guerre en Ukraine. Les drones, les missiles, les satellites et les armes technologiques ont déjà supplanté les armes traditionnelles en termes stratégiques. Quoi qu’il en soit, l’important est de comprendre que le roi Mohamed VI a hérité de son père une relation structurelle avec Israël. Il ne l’a pas créée, elle était déjà établie. Et comme l’architecture du régime est restée pratiquement intacte, cette relation s’est poursuivie de manière systémique et se maintient entre les différentes institutions militaires du Maroc.

Q. Il s’agit donc d’une alliance qui fait en quelque sorte partie intégrante de la nature du régime marocain, n’est-ce pas ?

R. Aujourd’hui, le Maroc est pris dans ce dilemme. Israël est le principal pilier de sa sécurité. Et le Maroc ne peut en tirer profit qu’en suivant Israël dans cette direction. Même s’il ne le souhaite pas, il y est contraint. Si ce soutien venait à disparaître, le Maroc serait exposé. Et bien sûr, il y a d’autres aspects géopolitiques, comme par exemple la reconnaissance de la souveraineté sur le Sahara par l’administration Trump. Il s’agit d’une alliance aux liens profonds, difficile à rompre. Cela dit, j’en reviens à votre question initiale. Comment gérer cette alliance si le projet israélien se poursuit ? La vision extrémiste et messianique de l’idéologie sioniste, qui imprègne désormais le gouvernement israélien, va continuer à générer des tensions. Et ici, le Maroc doit avoir le courage, la lucidité et l’intelligence politique nécessaires pour changer. Je pense qu’il faut rompre l’alliance avec Netanyahou sans nuire à notre relation profonde avec le peuple israélien. Défendre un avenir de tolérance et de coexistence avec les Israéliens, mais pas avec Netanyahou. Ce moment viendra. Et c’est là le grand tournant que le Maroc doit prendre : son alliance n’est pas avec Israël, mais avec les Israéliens.

Q. Pensez-vous que lorsque ce moment viendra, le Maroc devrait rompre ses relations avec Israël ?

R. C’est là que je suis en désaccord avec beaucoup de mes amis marocains du camp démocratique. Je ne pense pas qu’il faille rompre les relations avec Israël, car rompre les relations est la dernière chose à faire selon toutes les normes internationales. On ne peut pas non plus boycotter la société civile israélienne. Au contraire, il faut l’attirer, la convaincre, en faire une alliée, une alliée libérale. Ne pas l’isoler. Le Maroc est dans une position unique pour le faire, car nous avons une histoire de coexistence. Nous devons en tirer parti, perpétuer cette tradition, mais de manière intelligente.

Q. Comment faire ?

R. Pour que cela se produise, même si la monarchie marocaine reste un symbole important de ces liens, elle ne peut pas être le seul arbitre. Les Marocains doivent prendre l’initiative et engager un dialogue direct avec le peuple israélien. Ces contacts seraient intenses et pourraient bien impliquer des moments de confrontation et d’angoisse. Il faut également que l’État marocain adopte une position morale de principe, en refusant d’autoriser l’utilisation de son espace aérien et de ses infrastructures portuaires pour acheminer des armes et des financements dans le seul but de renforcer la machine de guerre israélienne. En outre, il est nécessaire de dénoncer clairement et sans ambiguïté la série de crimes commis par le gouvernement israélien à Gaza. Il est également nécessaire que l’État marocain se joigne aux efforts internationaux visant à mettre fin à ces actes criminels, tels que la campagne juridique multilatérale menée par l’Afrique du Sud pour reconnaître le conflit à Gaza comme un cas de génocide potentiel.

Q. Mais pensez-vous qu’il existe des différences substantielles entre l’approche du roi Hassan II et celle du roi Mohamed VI à l’égard d’Israël ?

R. Aujourd’hui, la devise est « Taza avant Gaza ». Taza est une ville de l’intérieur du Maroc et cette expression signifie que les intérêts nationaux passent avant tout le reste. Au contraire, le roi Hassan II voulait briller en tant que diplomate et, pour lui, Gaza passait avant Taza. Il a plus ou moins réussi à maintenir cet équilibre. Aujourd’hui, le roi Mohamed VI affiche clairement qu’il n’aspire pas à être le diplomate que fut son père, que ce n’est pas sa priorité. Il est également important de souligner qu’il est désormais beaucoup plus difficile de gérer cette situation en raison du virage d’Israël vers cette droite messianique.

Q. Une chose qu’Israël a sans aucun doute réussi à faire, c’est de mettre à genoux le régime iranien.

R. C’est le grand changement que nous avons connu dans la région au cours des 15 dernières années, essentiellement depuis le Printemps arabe. Israël a réussi à affaiblir le pouvoir de l’Iran. Le régime doit désormais choisir entre se réarmer et miser à nouveau sur les milices, ou rechercher un accord avec l’Occident et les USA afin qu’ils lui permettent de continuer à contrôler le pays en échange de concessions. Peut-être en échange d’une certaine libéralisation du régime, etc.

Q. L’arrivée d’Al Joulani en Syrie, d’autre part, ouvre également de nouveaux scénarios. Le problème est qu’on ne sait pas très bien qui est Al Joulani.

R. Pour l’instant, Al Joulani veut s’assurer que nous comprenions bien ce qu’il n’est pas. Mais nous ne savons pas ce qu’il est. Pour l’instant, nous savons qu’il n’est pas un djihadiste, qu’il n’a plus de tendance salafiste et qu’il n’appartient pas non plus aux Frères musulmans. Il est islamiste, cela ne fait aucun doute, et, à mon avis, je pense qu’il cherche à se positionner comme un successeur des Omeyyades. Et cela est très important. Notez que la même chose se produit en Irak : le régime et les élites sont très proches de l’Iran parce qu’ils reçoivent de l’aide, mais en même temps, ils recherchent une situation de calme avec les Américains et les Européens afin de pouvoir prospérer. D’une certaine manière, la situation actuelle les a tous libérés de cette pression. Il en va de même au Liban, où le Hezbollah n’a d’autre choix que de s’intégrer dans le pays. Ces trois pays sont en pleine transformation. Il ne s’agit pas de construire une démocratie, mais de profiter du retrait de l’Iran pour développer leurs propres capacités étatiques autonomes, ce qui est la dynamique fondamentale avant de pouvoir faire quoi que ce soit d’autre.

Q. Les pays du Golfe, les plus riches du monde musulman, semblent particulièrement indifférents à ce qui se passe à Gaza. Voyez-vous un mouvement en Arabie saoudite ?

R. Le malaise que suscite Gaza dans les pays arabes se mêle souvent à d’autres types de griefs, notamment des griefs socio-économiques internes. Dans ces pays riches, cela ne se produit pas de la même manière grâce aux revenus pétroliers. Ils bénéficient de la sécurité, de subventions... En même temps, le régime saoudien est très mal à l’aise avec un Israël messianique et expansionniste. C’est pourquoi ils veulent que l’Iran ait une place réservée dans les accords de sécurité de la région.

Q. Maintenant que l’influence de l’Iran est au plus bas, les intérêts des deux grands rivaux de la région au cours des dernières décennies convergent à nouveau, n’est-ce pas ?

R. Exactement. Aujourd’hui, leurs intérêts convergent. Mohamed ben Salmane — et c’est très important — a découvert que son projet de réforme économique en Arabie saoudite avait des limites. Il sait désormais que cela ne sera pas l’Eldorado. Et il a compris que s’ouvrir, attirer l’Iran et la Syrie dans l’orbite de l’Arabie saoudite, lui procure d’énormes avantages et opportunités économiques. La juxtaposition de ces trois facteurs est la clé. Et cela se voit dans le rôle qu’il a joué dans la levée des sanctions contre l’Iran, mais aussi contre la Syrie. Il faut comprendre qu’Israël a gagné contre l’Iran, mais je pense qu’il ne va pas aimer le résultat final. Car si le résultat final signifie la stabilisation, c’est quelque chose qui, tôt ou tard, se retournera contre Israël. Ils le savent et vont essayer de déstabiliser tout le processus. Mais s’ils tentent de provoquer un changement de régime en Iran, s’ils convainquent les Américains de se lancer dans l’aventure, les choses ne se passeront pas comme ils le pensent. Les Iraniens n’aiment pas leur régime, mais ils aiment encore moins les Américains. Une attaque ne profiterait qu’à l’aile dure iranienne.

Q. Que pensez-vous de la politique de Trump au Moyen-Orient ?

R. Trump n’avait pas tout à fait tort lorsqu’il a abandonné l’accord nucléaire avec l’Iran, car cet accord se limitait à la non-prolifération et cela ne pouvait pas être le seul enjeu. Il ne s’agit pas seulement de savoir s’il possède ou non des armes nucléaires, mais aussi s’il possède des missiles, s’il en fait le trafic, etc. Trump avait une vision plus proche de celle de Kissinger, même s’il le faisait uniquement pour satisfaire Israël. Alors qu’Obama n’allait pas assez loin, Trump visait juste, même si c’était pour de mauvaises raisons.

Entretien avec Hicham Alaoui (2ème partie), 10/9/2025

“L’identité arabe se construit aujourd’hui en Europe, et non dans les pays arabes”

Dans cette deuxième partie de l’entretien, le « Prince rouge » du Maroc parle de l’immigration maghrébine en Europe, de la souveraineté sur Ceuta et Melilla et des services secrets de son pays.


QUESTION. Aux USA, mais aussi en Europe, on observe un rejet croissant de l’immigration. Les musulmans sont particulièrement rejetés. Comment ce changement de mentalité est-il perçu du côté marocain ?

RÉPONSE. Je voudrais commencer par une remarque importante. L’identité arabe, ou plus largement l’identité MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord), se construit aujourd’hui en Europe. Elle se construit en Occident précisément en raison de la crise que traverse la région. Il y a donc un renversement des rôles. La question palestinienne, ainsi que la défense des droits et la dénonciation des deux poids-deux mesures, alimentent cette identité, qui se renforce davantage dans la diaspora que dans les pays musulmans. Face à cela, il y a une réaction européenne, une réaction qui existait déjà il y a cinq ans, mais qui s’est accentuée après le 7 octobre : l’identité musulmane est perçue comme quelque chose de plus menaçant et de plus visible. Il suffit de voir ce qui se passe en France.

Q. Pouvons-nous parler de cela, de ce qui se passe en France ?

R. Deux personnes, François Gouyette et Pascal Courtade, ont rédigé un rapport pour l’État français dans lequel ils dénonçaient les Frères musulmans et les identifiaient comme une cinquième colonne idéologique, comme une menace. Nous sommes passés de la menace djihadiste pour la sécurité et de la menace idéologique salafiste à ce que l’on appelle désormais l’« entrisme ». Auparavant, le danger venait du fait que ces communautés s’isolaient dans des ghettos, avec leur couscous et leurs coutumes. Aujourd’hui, on parle du contraire, à savoir qu’elles tentent de s’infiltrer dans les institutions, dans la société, dans les partis... pour essayer de prendre le pouvoir. Le rapport condamne ce qu’il appelle « l’idéologie des Frères musulmans », qui chercherait à accroître son influence pour dominer la société française à travers le sport, l’acceptation du halal, les alliances avec la gauche, etc. Et, bien sûr, cela fait une grande différence.

Q. Une différence en termes de type de menace ?

R. Si vous vous souvenez, en 2003, Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur et des Cultes, dialoguait avec des éléments musulmans précisément pour favoriser leur intégration. Parmi ses interlocuteurs figuraient les Frères musulmans. Vingt ans plus tard, certains au sein de l’État français les accusent de vouloir construire un califat. La première chose que je dois dire, c’est que c’est faux. Les Frères musulmans ne forment pas un bloc unitaire et, de plus, ils ont tiré les leçons du passé. Mais on crée une définition générale qui finit par affecter tous les musulmans. Il en résulte que les musulmans français ont des difficultés à ouvrir des écoles, à manger halal, à louer un logement... On confond islamisme et islam, et c’est une erreur. Ce qui se passe, c’est que l’identité arabe se renforce et se reconfigure autour de la Palestine, et que les musulmans sont de plus en plus nombreux dans la classe moyenne. Ils prospèrent, ne vivent plus majoritairement dans des ghettos, font partie du courant dominant. Cela devrait être considéré comme un succès de l’intégration, mais c’est interprété comme une menace. Je parle de la France, que je connais le mieux.

Q. Niez-vous donc qu’ils essaient d’entrer dans les institutions pour islamiser la France ? N’est-il pas raisonnable de s’inquiéter de cette possibilité ?

R. Si vous regardez les tendances de vote, ils votent par clientélisme, pas par communautarisme. Ils votent peut-être pour ceux qui leur donneront le plus de subventions, mais il n’y a pas de « vote musulman ». Les données contredisent ces soupçons. Il y a ensuite un autre facteur qui a trait aux guerres culturelles. Dans certains pays, le problème palestinien a importé une nouvelle conscience dans les secteurs les plus actifs, qui revendiquent des droits. En revendiquant ces droits, ils menacent la position des nativistes. Il se produit quelque chose de similaire à la guerre culturelle américaine. Dans d’autres pays d’Europe, il existe des exemples surprenants : en Italie, les Frères musulmans, islamistes et musulmans, dialoguent facilement et sans problème avec l’Église catholique.


Q. J’aimerais revenir sur le Maroc. Pensez-vous que le diagnostic de votre dernier livre [Pacted Democracy in the Middle East: Tunisia and Egypt in Comparative Perspective ], dans lequel vous parlez d’une transition démocratique servant à la réconciliation, soit également valable pour analyser l’avenir de votre pays ?

R. Mon livre n’invente pas une théorie : il adapte à la région arabe un cadre qui existait déjà dans les années 70 et 80, essentiellement celui de la transition espagnole, celui du Pacte de la Moncloa. Il part d’un fait : les régimes et leurs oppositions ont des forces équivalentes. Les régimes peuvent réprimer et étouffer les révoltes, mais ils ne résoudront jamais les problèmes socio-économiques qui alimentent la soif de changement. Dans le même temps, lorsque l’opposition arrive au pouvoir, elle doit faire preuve d’intelligence et ne pas exiger la disparition totale du régime précédent. C’est pourquoi une formule contractuelle entre les deux camps est nécessaire. Dans mon livre, j’ai défendu l’idée que dès qu’une transition commence, comme cela s’est produit en Tunisie ou en Égypte, la première grande fracture apparaît entre islamistes et laïcs.

Q. Et cela continue-t-il d’être le cas ?

R. Les islamistes ont échoué dans de nombreux endroits, mais cela ne signifie pas la fin de l’islamisme. Nous n’avons pas encore vu le nouveau type d’islamistes qui émergera, qui aura un profil différent. Les anciens, ceux qui cherchaient à satisfaire l’armée, le régime, sont déjà finis. Un nouvel islamisme devra apparaître, qui représentera la religiosité du peuple, mais d’une autre manière. Cette obsession d’appliquer la charia comme base de tout ordre politique est en train de disparaître.

Q. La vague islamiste que nous avons connue ces dernières décennies est-elle donc en recul ?

R. Elle est en déclin, mais cela n’a pas grand-chose à voir avec le domaine des pratiques et des débats islamiques, qui est beaucoup plus vaste. Les gens redéfinissent l’islam. Beaucoup souhaitent que la religion soit présente dans l’espace public, mais de manière sélective. Certains aspects de la charia sont davantage mis en avant que d’autres. Lesquels ? Principalement le droit de la famille, la situation des minorités, l’homosexualité... Ces aspects pèsent désormais plus lourd que d’autres qui s’estompent, comme les intérêts bancaires ou les déséquilibres entre les sexes. Nous verrons comment s’appliquera ce nouvel islamisme qui est en train d’émerger.

Q. Mais qu’en est-il du Maroc ?

R. Le Maroc ne fait pas exception. Il existe plusieurs types d’islamisme qui coexistent, mais il existe également un islam officiel, qui est aussi un type d’islamisme, bien sûr. Le régime proclame que son islam est le véritable islam, celui du prophète. Et cela est inexact. Dans l’islam, il n’existe ni dogme ni orthodoxie comme dans le catholicisme. Il y a une orthopraxie, mais pas d’orthodoxie. Le régime ne peut revendiquer ce monopole : il ne fait que l’imposer par la coercition et le maintient grâce à son armée de bureaucrates. Lorsque la transition arrivera, le rôle de la monarchie devra être moral, et non pas exercer un contrôle coercitif. Et là apparaîtra une concurrence entre ceux qui représentent l’islam et un camp laïc. De ce choc naîtra le pacte. Nous en sommes encore loin. Nous pouvons aujourd’hui convenir que l’islam officiel est plus éclairé, mais il n’en reste pas moins un monopole, soutenu par l’hégémonie de l’État. Dans une transition, cette suprématie doit se transformer en un rôle moral et pastoral. Et alors, différents islamismes émergeront, qui se feront concurrence et devront se recombiner, négocier et conclure des pactes.

Q. Que pensez-vous de la lutte ouverte entre les services secrets marocains ? Cela pourrait-il devenir une tension supplémentaire pour la monarchie ?

R. Je ne pense pas que cela affectera beaucoup les accords à l’avenir, sauf si la situation empire considérablement. Mais pour moi, il ne s’agit pas d’une guerre entre services de renseignement, mais d’un profond malaise [en français dans l’original, NdlT], une sorte de maladie qui touche tous les services de sécurité. Après le printemps arabe, avec le durcissement du régime, les services ont outrepassé leurs prérogatives et ont adopté des pratiques très répréhensibles : s’immiscer dans la vie privée des gens, fabriquer des scandales sexuels, faire du chantage, déformer l’image des personnes, les condamner à la mort civile... C’est quelque chose de très grave et condamnable, y compris du point de vue de l’islam. L’un des premiers principes du gouvernement islamique ou d’inspiration musulmane est de protéger la dignité des personnes. Or, les services de sécurité en ont fait une industrie particulière spécialisée dans le chantage et le contrôle des personnes. Il s’agit d’un écosystème qui recourt à la surveillance, à la manipulation judiciaire, à l’étouffement économique, et qui parvient également à marginaliser quelqu’un en l’accusant, entre autres, de mauvaise conduite sexuelle. Les services de sécurité n’ont pas seulement agi ainsi envers les citoyens ou les dissidents, ils ont également commencé à le faire entre eux. Ils ont utilisé ces tactiques contre leurs supérieurs et les directeurs des services de sécurité eux-mêmes.

Q. Une fois qu’ils disposent de ces outils si puissants, ils les utilisent, n’est-ce pas ?

R. L’indécence a donné lieu à la stupidité. Et cette stupidité ne s’est pas arrêtée là, elle a évolué vers l’irresponsabilité en essayant d’imposer au roi les personnes avec lesquelles il pouvait s’associer ou qui pouvaient faire partie de son entourage. Les services de sécurité ont lancé des campagnes contre des personnes du cercle de la cour et, ce faisant, ont remis en question le jugement et la position du roi Mohamed VI lui-même. Toute controverse ou accusation impliquant la famille royale peut et doit être traitée par les voies légales. Au lieu de cela, elles ont fait l’objet de manipulations de la part des services de sécurité.

En résumé, ces pratiques ont profondément nui au moral du personnel travaillant dans les institutions, y compris des citoyens profondément patriotes qui ne souhaitent que protéger les intérêts de la nation. Il faut désormais surveiller ce type d’opérations qui impliquent des questions non seulement profondément anti-islamiques, mais aussi anti-marocaines. Si ce malaise n’est pas traité à temps, il finira par provoquer une fragmentation. Car au Maroc, nous avons connu des cachots, comme Tazmamart, qui étaient cachés et où de graves violations des droits humains ont été commises. Mais le tissu marocain n’avait jamais été touché. Nous n’avons jamais sali ce qui nous a permis de vivre ensemble pendant des siècles et de nous projeter vers un avenir commun. Et maintenant, c’est ce qui est en train de se passer. Si nous perdons cela, nous perdons tout.

Q. Le gouvernement espagnol actuel entretient de bonnes relations avec le Maroc depuis qu’il a accepté sa souveraineté sur le Sahara. Savez-vous comment cet accord a pu être conclu et s’il va se détériorer lorsque le gouvernement changera ?

R. On ne choisit pas son frère ni son cousin. On choisit ses amis. Nous ne nous sommes pas choisis, mais nous devons vivre ensemble. Nous devons cohabiter. Seuls 15 kilomètres nous séparent. Et la proximité apporte de la complexité. Nous avons l’immigration, nous avons le changement climatique, nous avons la drogue, nous devons gérer Ceuta et Melilla. Bien sûr, ce sera une relation difficile, mais nous devons comprendre d’où nous venons et où nous allons. Ce ne sera pas un chemin semé de roses, il sera accidenté, mais l’important est d’avancer.


Q. En Espagne, certains milieux s’inquiètent de plus en plus que le Maroc tente une manœuvre pour s’emparer de Ceuta et Melilla, voire même qu’il tente quelque chose avec les eaux territoriales des Canaries. Pensez-vous que cela soit possible ?

R. Le problème de Ceuta et Melilla, pour les Marocains — et je parle en mon nom, pas au nom du gouvernement —, c’est que ce sont des territoires historiquement marocains. Et tôt ou tard, il faudra trouver une solution. Mais cette solution ne passe pas par la belligérance. La solution passe par le dialogue avec l’Espagne et la consultation des habitants de ces lieux.

Q. Permettez-moi d’insister sur l’idée que le sentiment que le Maroc constitue une menace pour l’Espagne est en train de s’amplifier.

R. Cette idée que le Maroc est un danger existe depuis Isabelle la Catholique. La généalogie de cette pensée remonte à très loin, et elle ne va pas disparaître demain. L’Espagne doit résoudre ce problème, mais c’est un problème espagnol, pas marocain. C’est mon point de vue. De plus, je pense que, à mesure que le Maroc se démocratise, les choses s’amélioreront. Il est prouvé que les démocraties ont moins de tensions entre elles. Cela ne signifie pas qu’il doive renoncer à ses droits. Je pense que Ceuta et Melilla sont des droits inaliénables du Maroc. Elles ont été séparées de son territoire. Mais cela peut se résoudre avec le temps : cela peut prendre vingt ans, cela peut prendre cent ans. Peu importe le temps que cela prendra. L’important est de construire un système qui fonctionne pour le Maroc, pour l’Espagne et pour les populations qui travaillent ensemble.

Q. Permettez-moi de retourner la question : comment le Maroc perçoit-il l’Espagne, depuis l’autre rive du détroit ?

R. Comme quelqu’un avec qui nous partageons une histoire, avec qui nous partageons un avenir et un partenariat, et comme un lieu qui est à la fois le reflet de nous-mêmes et une partie de notre propre récit. Les Marocains se sentent très proches de l’Espagne, très proches.

Q. Vous avez beaucoup écrit sur les mouvements démocratiques qui ont vu le jour dans les pays arabes. La région a connu un recul depuis l’échec des printemps arabes. Pourquoi ont-ils si mal tourné ?

R. Je pense qu’il y a eu de nombreuses raisons. L’une d’elles est que les principaux acteurs se sont concentrés sur le renversement des régimes plutôt que sur leur implication dans la politique. Les jeunes qui ont mené ces mouvements sociaux n’ont pas fondé de partis politiques ni adopté un comportement stratégique. Le dirigeant tombait, mais le régime restait en place, tandis qu’ils restaient là à regarder, en tant qu’observateurs. Ils ont permis aux régimes de se reconstituer et ont laissé l’opposition se dissoudre. C’est une première leçon. Si l’on veut un véritable changement, il faut s’impliquer, construire des coalitions, planifier et faire des propositions. Ils se sont contentés d’observer et de rejeter, de surveiller sans s’impliquer. La deuxième raison est qu’il y a eu une contre-révolution financée de l’extérieur et menée essentiellement par les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Ils ont injecté d’énormes sommes d’argent pour restaurer l’autoritarisme. L’Égypte en est l’exemple le plus flagrant. C’est un contretemps qui n’a pas été rencontré dans d’autres transitions réussies, comme celles de l’Europe ou de l’Amérique latine. Il faut également rappeler que certaines révolutions européennes ont nécessité plusieurs vagues de révolte. Elles ont échoué à plusieurs reprises avant de s’imposer. De la même manière, je suis sûr qu’il y aura d’autres printemps arabes. Nous ne savons pas quand, mais il y en aura. En attendant, nous sommes dans une phase d’autoritarisme renforcé.

Q. Comment l’autoritarisme s’est-il renforcé dans ces pays ? Cela suffira-t-il à étouffer de nouvelles révoltes ?

R. Les autoritaires ont perfectionné leur jeu. Cependant, les problèmes fondamentaux sont toujours présents et n’ont pas été résolus, de sorte que les régimes sont en train d’échouer. L’Égypte est en train d’échouer : elle est en train de devenir un État militarisé, avec un capitalisme clientéliste de plus en plus boursouflé, qui maintient des secteurs entiers avec des travaux pharaoniques confiés à des entreprises qui sont officiellement privées mais qui sont en réalité le reflet du régime. Certains pensent qu’un gouvernement peut rester indéfiniment dans l’impasse. Mais les choses ne fonctionnent pas ainsi. À l’heure actuelle, l’Égypte survit en vendant ses terres aux pays du Golfe et grâce à l’aide internationale. L’Occident ne contribue pas à son développement, il effectue simplement des transferts directs d’argent liquide pour éviter une crise. Ils ne veulent pas d’immigration, ils ne veulent pas de terrorisme, alors ils donnent de l’argent au gouvernement égyptien, de l’argent qui ne change pas la situation des gens, mais qui ne fait que masquer le problème.

Q. Et vous pensez que cela va s’effondrer ?

R. Bien sûr que cela va s’effondrer ! Ce n’est qu’une question de temps. Quand, comment ? Nous ne le savons pas.

Q. Le retour de Trump au pouvoir a enhardi de nombreux régimes. À tout le moins, Washington a cessé de mettre en scène cette pression environnementale en faveur des valeurs démocratiques. Au contraire, il semble désormais soutenir tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’autoritarisme. Son affinité avec Poutine est évidente. Cela se ressent-il également au Moyen-Orient ?

R. Oui, oui, vous avez raison. Mais la vérité est qu’au Moyen-Orient, les USA n’ont jamais soutenu la démocratie. Au mieux, ils sont restés neutres jusqu’à la fin, puis sont intervenus pour désamorcer la crise, comme l’a fait Obama en Égypte, avec Moubarak. Leur préoccupation a toujours été de garantir l’approvisionnement en pétrole, de s’assurer que les islamistes n’arrivent pas au pouvoir et qu’Israël n’ait pas de problèmes. Il n’y a donc jamais eu de véritable soutien.

Q. La situation au Moyen-Orient n’a donc pas changé avec Trump ?

R. Eh bien, elle est pire qu’avant, car les masses arabes qui cherchaient un exemple démocratique en Occident voient maintenant les pays occidentaux devenir populistes et virer à l’extrême droite. Et lorsque ce populisme atteint rien moins que le cœur de l’empire, lorsqu’il arrive à Rome, alors les provinces n’ont plus de modèle à suivre. Mais je ne pense pas que cela soit entièrement négatif ; au contraire, cela offre également des opportunités. Désormais, les Arabes – et quand je dis Arabes, j’inclus les Berbères, les Kurdes, tous les citoyens de la région – n’ont plus besoin de se tourner vers un modèle supérieur. Ils peuvent se regarder eux-mêmes et donner des exemples de résistance. Ils l’ont déjà fait, car ils connaissent l’autoritarisme mieux que quiconque. Il n’y a plus d’îlot de démocratie dans la région. Le dernier était la Tunisie, et il a disparu. Il ne reste donc qu’un énorme réservoir d’expériences traumatisantes partagées qui peut être une source de force considérable. Ils ont quelque chose à montrer au monde : leur expérience de la résistance à des régimes oppressifs.

Q. Une question personnelle pour finir. Quel est le rôle de Moulay Hicham Alaoui au Maroc ? Comment voyez-vous son avenir ?

R. Mon espoir pour le Maroc a toujours été qu’il adopte un système politique véritablement pluraliste garantissant la stabilité et la prospérité. Je pense avoir déjà fait ma part : j’ai plus de 60 ans, je suis en âge de prendre ma retraite. Je me concentre désormais sur mes recherches, mon enseignement et mes horizons personnels. Je pense que cette responsabilité incombe désormais à ceux qui ont 40 ans ou moins, et je sais que ce n’est pas facile. Cela ne signifie pas que je ne m’implique pas dans les débats sur ces questions ou d’autres, mais je laisse désormais le temps de l’activisme à une autre génération.

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