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dimanche 5 août 2018

Ignacio Cembrero : Mohamed VI aime le pouvoir mais pas le travail qu’il suppose


 
Le journaliste espagnol Ignacio Cembrero (*) s’est taillé la réputation, en deux décennies, d’être le meilleur spécialiste au monde du Maroc. D’où, d’ailleurs, ses gros ennuis avec ce pays… Résumé de ses connaissances et opinions en quelques questions clés.


Vous qui connaissez bien le Maroc, comment définiriez-vous le fonctionnement politique de ce pays? En principe, il présente les ingrédients de la démocratie (élections au suffrage universel, parlement donc élu, gouvernement de coalition, etc.), et pourtant, on sait que les choses sont plus compliquées…
Les autorités marocaines ont parfois synthétisé le système politique en deux mots: monarchie exécutive. Le Maroc a, en effet, les apparences d’une démocratie avec des partis politiques, des élections, un parlement, mais la réalité est toute autre. Malgré l’approbation d’une nouvelle Constitution en juillet 2011, le roi détient toujours l’essentiel du pouvoir entre ses mains et, croyez-moi, il l’exerce.

Comment jugez-vous la classe politique marocaine? Est-elle au garde-à-vous devant le roi ? On dit que M6 a voulu se débarrasser du Premier ministre Benkirane car il était trop peu obéissant, est-ce votre impression?
Que dire d’une classe politique, de partis politiques qui renoncent à débattre du budget de la défense ou de celui du palais royal? Que dire des députés dont aucun ne s’étonne que le roi Mohamed VI passe la moitié de son temps en vacances à l’étranger? Cela fait longtemps que les partis, à commencer par ceux de la gauche et plus spécialement les socialistes, ont renoncé à jouer leur rôle. Le pire c’est que certains hommes politiques marocains le reconnaissent en privé mais ils ne bougent pas le petit doigt pour que cela change. C’est une classe politique qui, à quelques exceptions près, a vendu son âme. Et dire que l’on retrouve des partis politiques marocains dans les internationales conservatrice, socialiste…
Le roi s’est, en effet, débarrassé d’Abdelilah Benkirane en mars 2017 après l’avoir empêché, à travers des hommes sa confiance, de former un gouvernement. Il était pourtant le vainqueur des élections d’octobre 2016 qu’il avait gagnées avec davantage de députés qu’en 2011. Mais il ne faut pas s’y tromper. Le but ultime du palais c’est de se débarrasser du parti de Benkirane (le Parti de la Justice et du Développement, PJD) et, en général, de l’islam politique. Pour cela, on a encouragé la création ou la résurrection de formations artificielles, d’abord le Parti Authenticité et Modernité (PAM), il y a une bonne dizaine d’années, puis, plus récemment, le puissant ministre de l’Agriculture, Aziz Akhannouch, a été parachuté à la tête du Regroupement national des indépendants pour lui insuffler une nouvelle vie. Pour le moment, ces opérations de création d’alternatives à l’islam politique n’ont pas vraiment abouti.

Un mouvement islamiste original, propre au Maroc, survit et connaît même un certain succès malgré qu’il reste hors des sentiers du pouvoir qu’il conteste radicalement, que pensez-vous de Justice et Bienfaisance?
Justice et Bienfaisance est une version marocaine originale de l’islam politique. D’inspiration soufie, il est non violent et à certains égards plus ouvert et tolérant que le PJD proche des Frères musulmans. Il constitue la véritable opposition au Maroc avec, mais elles sont secondaires, quelques minuscules formations de gauche. C’est, sans nul doute, le mouvement avec la plus grande capacité de mobilisation dans la rue. Il l’a démontré à plusieurs reprises. En serait-il de même dans les urnes? On n’en sait rien car il ne peut se présenter aux élections. Refusant de reconnaître le roi comme Commandeur des croyants, c’est-à-dire chef spirituel des musulmans marocains, il n’a jamais été légalisé. Il jouit cependant, parfois, d’une certaine tolérance.

Qui est Mohamed VI? Il semble peu apprécier sa fonction…
En résumé: le roi aime le pouvoir, mais pas le travail qu’il implique. Quand je dis le travail, je ne pense pas seulement à étudier des dossiers en profondeur, présider des conseils de ministres mais aussi tout ce côté protocolaire, formaliste, solennel que la tâche revêt pour un chef d’État. Le phénomène s’est accentué à partir de 2011 et depuis il est de plus en plus absent. Il séjourne au Gabon, à Hong Kong mais surtout en France, entre Paris et le château familial de Betz, dans l’Oise. Au cours des quatre premiers mois de cette année, il n’a passé que 20 jours au pays. C’est un cas unique au monde: un chef d’État qui concentre entre ses mains tous les pouvoirs, mais qui passe la moitié de son temps à l’étranger.
Ces derniers mois, un mouvement populaire de boycott de certaines marques commerciales se développe au Maroc, il touche notamment des marques qui appartiennent à des milliardaires proches du trône, qu’en pensez-vous?
C’est un phénomène sans précédent, non pas au Maroc mais dans le monde. L’histoire économique récente est jalonnée de boycotts contre des marques commerciales pour dénoncer l’exploitation des travailleurs, la contamination qu’elles provoquent, etc. Au Maroc, trois grandes marques ont été visées pour protester contre la cherté de la vie. Du jamais vu! Aucune entreprise liée à la famille royale ne subit le boycott, mais parmi ses «victimes» figurent les stations-service Afriquia dont est propriétaire le ministre Akhannouch. Il est réputé très proche de Mohamed VI. Le phénomène a commencé fin avril sur les réseaux sociaux et, trois mois après, on ne sait toujours pas qui l’a déclenché. J’ai vu des notes des services secrets européens se creusant la tête pour savoir qui l’inspire et demandant à leurs «honorables correspondants» au Maroc de chercher les responsables. En vain! Je ne sais pas si tout ceci aura, tôt ou tard, une traduction politique. Ce que je sais, en revanche, c’est que le boycottage à la marocaine a été largement sous-évalué par la presse européenne et qu’il sera étudié dans quelques années comme un cas d’école pouvant couler ou, tout au moins, préjudicier sérieusement une marque et son entreprise.
Depuis deux ans, on a assisté aussi à des mouvements de contestation dans les provinces du nord, qui ont été accueillis par une répression importante, le régime peut-il s’en trouver ébranler?
La crise du Rif a été, plus encore que celle du «printemps arabe» en 2011, la plus grave du règne de Mohamed VI. A la fin du printemps 2017, elle a été étouffée dans la répression avec des centaines d’arrestations. Plus de 400 activistes rifains croupissent encore dans les prisons du royaume dont les quatre leaders de cette rébellion pacifique condamnées à plus de 20 ans. Même s’ils manquent aujourd’hui de leadership, les Rifains sortiront à nouveau dans la rue dès que la pression sécuritaire se relâchera. Ils le feront pour manifester, pour revendiquer, tout d’abord, la libération des prisonniers. Mais le Rif n’est qu’un des foyers de la contestation. De Jerada à Zagora, le Maroc périphérique – pas «le Maroc utile» dont parlait le colonisateur français – est souvent en ébullition jusqu’à ce que l’Etat donne de la matraque.
Plus globalement, si on n’est pas revenu aux années de plomb (1960-70-80), les droits de l’homme paraissent néanmoins à nouveau être bafoués de manière systématique, est-ce votre impression également?
Tout à fait. Le Maroc de la fin du règne de Hassan II ou, à partir de 1999, du début du règne de Mohamed VI, n’était pas une démocratie, mais il était plus tolérant. Le régime s’est surtout durci au cours de cette décennie sans susciter la moindre critique de la part de ses partenaires européens. En août 2017, l’arrestation de deux opposants au régime vénézuélien de Nicolas Maduro a suscité la condamnation de la communauté internationale à commencer par celle de l’Union européenne. En juin dernier, 53 rebelles rifains ont été condamnés à de lourdes peines de prison: personne n’a bronché en Europe et personne ne bronche non plus quand la matraque sévit au Sahara occidental. Et c’est souvent le cas. C’est le «deux poids deux mesures» appliqué depuis longtemps par l’UE et ses États membres en matière de droits de l’homme. Un prisonnier à Cuba ou au Venezuela vaut bien plus qu’un taulard islamiste, rifain, sahraoui, homosexuel en Afrique du Nord.
Quel est l’état de la presse? Les mauvaises langues disent que ceux qui sortent du respect total des lignes rouges (dont le roi) risquent le pire et, d’ailleurs, qu’il n’existe pas de presse libre au Maroc…
La presse c’est un peu comme les droits de l’homme. Il y a eu une fenêtre de tolérance à la même période, puis elle s’est petit à petit refermée. Il n’y a plus grand-chose à lire aujourd’hui au Maroc et parmi les rares médias qui essayent encore d’informer bien des sujets restent tabous. A-t-on vu, par exemple, un seul média analyser en profondeur les absences du roi? Non, pas depuis qu’Ali Anouzla le fit sur Lakome, son journal en ligne, au printemps 2013 et l’on sait comme cela se termina: sous d’autres prétextes, il fut jeté en prison et l’épée de Damoclès de la réactivation de son procès lui pend toujours au-dessus de la tête. Quant à la télévision – il n’y a que des chaînes publiques au Maroc – ce n’est pas la peine d’en parler…
Hassan II avait eu, en 1975, un coup de génie en brandissant la cause de la «marocanité» du Sahara occidental, obtenant un succès monstre pour cette cause «nationale»; qu’en est-il 43 ans plus tard?
«J’ai réglé la question du Sahara qui nous empoisonnait depuis vingt-cinq ans», avait déclaré Mohamed VI au quotidien Le Figaro au début de son règne. Presque vingt ans plus tard, la «question» est loin d’être résolue. Même si aucune puissance occidentale ne reconnaît formellement la souveraineté du Maroc sur cette ancienne colonie espagnole, personne ne met en question le contrôle qu’il y exerce depuis 1975. La diplomatie marocaine s’inquiète excessivement des manœuvres, à propos du Sahara, au Conseil de sécurité de l’ONU ou à l’Union africaine. La France, l’Espagne et d’autres pays amis sont toujours là pour veiller à ce qu’il ne lui arrive rien de désagréable. Les seuls vrais revers subis par le Maroc ces dernières années sont les deux arrêts de la Cour européenne de justice, en décembre 2016 en février 2018, stipulant que le Sahara ne fait pas partie du Maroc et que les traités d’association et de pêche conclus par l’UE avec Rabat ne sont donc pas applicables à ce territoire. Mais la Commission européenne pense déjà avoir trouvé la parade pour que les bateaux européens puissent continuer à pêcher dans les eaux du Sahara (91% des captures) tout en respectant, selon elle, l’esprit des arrêts de la Cour. Reste à voir si celle-ci avalera la couleuvre car les avocats français du Front Polisario, le mouvement indépendantistes sahraoui, ne sont pas restés les bras croisés.
Que pensez-vous des relations entre le Maroc et l’Espagne et avec la France? 
Il n’y a que deux pays occidentaux qui s’intéressent vraiment de près au Maroc, ces deux-là: la France et l’Espagne. Au deuxième plan figurent d’autres puissances comme la Belgique ou les Pays-Bas mais leur intérêt ne tient pas tant aux liens historiques qu’à la présence chez eux de fortes communautés d’immigrés marocains gardant les liens avec leur pays d’origine. La France, principale ancienne puissance coloniale, se considère chargée d’une mission: la protection du Maroc et de sa monarchie. Tous les présidents de la République s’y sont adonnés à fond. Cela n’a pas empêché des crises, la dernière entre février 2014 et janvier 2015, après la vaine tentative de la police judiciaire française d’amener Abdelatif Hammouchi, le plus grand flic du royaume, devant un juge d’instruction qui voulait l’interroger. Les représailles marocaines ont consisté à couper la coopération judiciaire et sécuritaire, y compris en matière de lutte antiterroriste, avec la France presque onze mois.
Quant à l’Espagne c’est un pays qui se considère, à tort, comme pris en otage par le Maroc. La crainte qu’il laisse partir les émigrants irréguliers de ses côtes – il le fait de plus en plus et, depuis 2016, on bat chaque année des records – ou qu’il coupe aussi la coopération sécuritaire fait que ses gouvernements successifs, socialistes ou conservateurs, sont aux petits soins pour le voisin du sud. Rabat joue, en effet, ces deux cartes – l’immigration et la coopération sécuritaire – pour obtenir un maximum de concessions et d’appuis diplomatiques de l’Espagne et de l’Europe.
Enfin, pouvez-vous décrire votre rapport à ce pays: vous en êtes devenu un expert reconnu mais les choses se sont mal passées, vous n’y êtes plus le bienvenu et vous avez dû quitter El País en 2014, où travailliez depuis plus de trente années, en raison de pressions jugées insupportables par sa direction…
Début février 2014, la direction d’El País m’a donné 72 heures pour que je laisse tomber la couverture du Maghreb et que je rejoigne l’équipe des grands reporters du journal du dimanche. Je travaillais au journal depuis plus de 30 ans et cela faisait 15 ans que le m’occupais du Maghreb. Ma couverture de la région, excusez-moi d’être un peu prétentieux, était jalonnée de scoops et jouissait d’une bonne réputation au-delà des frontières de mon pays. J’ai répondu à la direction en lui demandant de sauver un peu les apparences. Le gouvernement du Maroc venait alors de me dénoncer auprès du procureur de l’Etat en Espagne pour, tenez-vous bien, apologie du terrorisme car j’avais placé et analysé sur mon blog à El País la première vidéo sur le Maroc de la branche maghrébine d’Al-Qaïda. J’étais prêt à changer d’affectation sans rouspéter quand la dénonciation marocaine serait classée sans suite par le procureur. Cela s’est produit en juin 2014 car le droit procédural espagnol oblige le procureur à classer ou à poursuivre dans un délai maximal de six mois. La direction du journal a refusé, argumentant que l’équipe du dimanche avait un besoin urgent de mes services. Je n’ai pas accepté et j’ai quitté le journal. Je sais maintenant que ce qui a fait déborder le vase de la patience marocaine à mon égard c’est la publication de deux articles, en 2013, un sur les interminables vacances du roi – que la direction n’avait publié que sur le site et non pas sur papier – et l’autre attribuant au palais la responsabilité de la grâce royale octroyée par Mohamed VI au pédophile espagnol Daniel Galván condamné à 30 ans au Maroc. Les autorités marocaines ont, à ce que je sais, alors redoublé d’efforts auprès de leurs interlocuteurs espagnols pour les convaincre d’insister auprès du groupe de presse Prisa, qui publie El País, de se passer de mes services. Ce fut chose faite en avril 2014. L’histoire ne s’est pas arrêtée là. Les avocats du Maroc n’ont pas lâché prise pendant des années. J’ai eu aussi quelques mésaventures sur les réseaux sociaux, dans un restaurant, toutes dénoncées auprès de la police espagnole, et finalement les choses se sont calmées. Des institutions proches du ministère des Affaires étrangères espagnol m’ont depuis fermé leurs portes. Elles doivent considérer que ma présence à certains de leurs débats ou conférences risque d’incommoder les participants marocains. C’est quand même paradoxal que, à quelques jours d’intervalle à la fin de l’hiver dernier, je donne une conférence à l’Ecole normale supérieure de Paris et que le Real Instituto Elcano, le plus important «think-tank» espagnol, organise un séminaire sur le Maroc sans même m’inviter dans le public.
Propos recueillis le 3 août 2018 par BAUDOUIN LOOS

*Un esprit libre
Ignacio Cembrero est né en 1955. Il passe son adolescence à Bruxelles avant d’aller à Paris pour faire Science-Po et des études de journalisme, entre autres. Il a travaillé pendant plus de trente ans à El País, le plus grand quotidien espagnol, pour qui il a été correspondant au Moyen-Orient et à Bruxelles. De 1999 à 2014, il y couvre surtout le Maroc dont il devient “le” spécialiste. Parti en 2014 après une crise avec son éditeur créée par le Maroc, il collabore brièvement avec El Mundo. Il écrit actuellement surtout pour El Confidencial, sorte de Mediapart espagnol. Il a écrit plusieurs essais, donne des conférences et participe à des débats télévisés.
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