ÉDITO - Jean-Marie Gustave Le Clézio a lu à l'antenne un
texte inédit dans lequel l'écrivain prend position pour les migrants. Un
texte extraordinaire à découvrir ici.
Un texte inédit de Jean-Marie Le Clézio
La vérité, c'est que chaque drame de la migration en provenance des
pays pauvres pose la question qui s'est posée jadis aux habitants de
Roquebillière, lorsqu'ils ont offert l'asile à ma mère et à ses enfants :
la question de la responsabilité.
Dans le monde contemporain, l'histoire ne répartit plus les
populations entre factions guerrières. Elle met d'un côté ceux qui, par
le hasard de leur situation géographique, par leur puissance économique
acquise au long des siècles, par leur expériences, connaissent les
bienfaits de la paix et de la prospérité. Et de l'autre, les peuples qui sont en manque de tout, mais surtout de démocratie.
La responsabilité, ce n'est pas une vague notion philosophique, c'est une réalité.
Car les situations que fuient ces déshérités, ce sont les nations riches qui les ont créées.
Par la conquête violente des colonies, puis après l'indépendance, en
soutenant les tyrannies, et enfin aux temps contemporains, en fomentant
des guerres à outrances dans lesquelles la vie des uns ne vaut rien,
quand la vie des autres est un précieux trésor.
Bombardements, frappes ciblées depuis le ciel, blocus économiques,
tous les moyens ont été mis en oeuvre par les nations puissantes pour
vaincre les ennemis qu'elles ont identifiées. Et qu'importe s'il y a des
victimes collatérales, des erreurs de tirs, qu'importe si les
frontières ont été tracées à coups de sabre par la colonisation sans
tenir compte des réalités humaines.
La migration n'est pas, pour ceux qui l'entreprennent, une croisière
en quête d'exotisme, ni même le leurre d'une vie de luxe dans nos
banlieues de Paris ou de Californie. C'est une fuite de gens apeurés, harassés, en danger de mort dans leur propre pays.
Pouvons-nous les ignorer, détourner notre regard ?
Accepter qu'ils soient refoulés comme indésirables, comme si le malheur était un crime et la pauvreté une maladie ?
On entend souvent dire que ces situations sont inextricables,
inévitables. que nous, les nantis, ne pouvons pas accueillir toute la
misère du monde. Qu'il faut bien des frontières pour nous protéger, que
nous sommes sous la menace d'une invasion, comme s'il s'agissait de
hordes barbares montant à l’assaut de nos quartiers, de nos
coffre-forts, de nos vierges.
Quand bien même nous ne garderions que l'argument sécuritaire, n'est-il pas évident que nos murs, nos barbelés, nos miradors sont des protections illusoires ?
Si nous ne pouvons accueillir celles et ceux qui en ont besoin, si
nous ne pouvons accéder à leur demande par charité ou par humanisme, ne
pouvons-nous au moins le faire par raison, comme le dit la grande Aïcha
Ech Chenna qui vient en aide aux enfants abandonnés du Maroc : "Donnez, car si vous ne le faites pas, un jour ces enfants viendront vous demander des comptes".
L'histoire récente du monde nous met devant deux principes contradictoires mais non pas irréconciliables.
D'une part, l'espoir que nous avons de créer un jour un lieu commun à
toute l’humanité. Un lieu où régnerait une constitution universelle et
souvenons-nous que la première constitution affirmant l'égalité de tous
les humains, fut écrite non pas en Grèce, ni dans la France des
Lumières, mais en Afrique dans le Royaume du Mali d'avant la conquête.
Et d'autre part, la consolidation des barrières préventives contre guerres, épidémies et révolutions.
Entre ces deux extrêmes, la condition de migrants nous rappelle à une
modestie plus réaliste. Elle nous remet en mémoire l'histoire déjà
ancienne des conflits inégaux entre pays riche et pays sous équipé c'est
le maréchal Mobutu qui, s'adressant aux Etats-Unis proposa une vraie
échelle de valeur établie non pas sur le critère de la puissance
économique ou militaire d'un pays mais sur sa capacité au partage des
richesses et des services afin que soit banni le mot de
"sous-développement" et qu'il soit remplacé par celui de
"sous-équipement".
Nous nous sommes habitués progressivement, depuis les guerres
d'indépendances, à ce que des centaines de milliers d'être humains, en
Afrique, au Proche Orient, en Amérique latine, naissent, vivent et
meurent dans des villes de toiles et de tôles, en marge des pays
prospères. Aujourd’hui avec l’aggravation de ces conflits, et la
sous-alimentation dans les pays déshérités, on découvre que ces gens ne
peuvent plus être confinés. Qu'il traversent forêts, déserts et mers
pour tenter d'échapper à leur fatalité.
Ils frappent à notre porte, ils demandent à être reçus.
Comment pouvons-nous les renvoyer à la mort ?
Dans son beau livre, le docteur Pietro Bartolo cite cette phrase de Martin Luther King, qui n'a jamais sonné aussi vraie : "Nous
avons appris à voler comme des oiseaux et à nager comme des poissons,
mais nous n'avons pas appris l'art tout simple de vivre ensemble comme
des frères"
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