Ils ne sont ni opposants ni journalistes engagés ni militants
professionnels, mais pour la plupart des Marocains lambda : jeunes
lycéens, chanteurs en herbe, petits commerçants ou encore chômeurs. Tous
des jeunes, voire pour certains des adolescents. Leur point commun :
ils ont exprimé, via YouTube, le désespoir de la jeunesse marocaine et
le fossé qui ne cesse de se creuser entre riches et pauvres, ce qui est
assez courant ; mais ils ont également critiqué le roi Mohamed VI et raillé ses discours « qui ne servent plus à rien et qui n’emballent plus », ce qui est inédit.
Jusqu’à présent en effet, ceux qui s’en prenaient au roi étaient souvent des « MRE », des Marocains résidant à l’étranger s’exprimant à l’abri d’une loi qui punit de prison toute critique de la monarchie. Il s’agit donc d’un véritable point de basculement dans les formes de contestation politique.
La machine judiciaire se met aussitôt en branle. L’Gnawi, de son vrai nom Mohamed Mounir est arrêté puis condamné le 24 novembre 2019 à un an de prison ferme. L’accusation ne mentionne aucun motif politique : le rappeur est condamné pour « outrage à la police ».
Quelques jours plus tard, c’est une véritable avalanche d’arrestations et de condamnations qui se déclenche contre de jeunes Marocains, pour la plupart inconnus.
Le 15 décembre, un adolescent de 18 ans, Ayoub Mahfoud, écope de trois ans de prison ferme après avoir partagé la chanson Aacha chaab sur sa page Facebook. Cette fois l’accusation est ouvertement politique : le jeune lycéen est condamné pour « atteinte au roi ». Devant l’émoi que cette affaire suscite, le tribunal décide, le 16 janvier, de le remettre en liberté provisoire, mais les poursuites sont maintenues et son procès devrait avoir lieu fin mars.
Le 26 décembre, Mohamed Sekkaki, surnommé « Moul Kaskita » (l’homme à la casquette), un chômeur de Settat, ville pauvre entre Casablanca et Marrakech est arrêté et accusé d’« outrage à corps constitués ». Le motif politique est là aussi occulté ; en réalité, il a posté une vidéo dans laquelle il se moque copieusement du roi :
Le 26 décembre, pour un tweet publié en avril 20191 dans lequel il s’en est pris au juge qui a dirigé les procès du Hirak du Rif, le journaliste Omar Radi est incarcéré à la prison de Casablanca pour « outrage à magistrat ». Là aussi, devant la mobilisation de la société civile, le juge a décidé de le remettre en liberté provisoire le 31 décembre, tout en maintenant les poursuites.
Cette vague de répression — la liste est longue — contre de jeunes youtubeurs vivant au Maroc et ayant, de manière tout à fait assumée, critiqué le monarque et sa politique s’explique sans doute par la volonté de tordre le cou à toute forme de libération de la parole, et, selon un proche du palais, de « rétablir l’hiba2 de la monarchie et de l’État », incarné par un monarque de plus en plus impopulaire.
Pendant des années Mohamed VI a construit sa communication politique sur l’image et le mouvement : celle d’un jeune roi populaire qui va à la rencontre de ses sujets. Des images où on le voit inaugurer des projets locaux ou distribuer des dons en nature (parfois des cartables ou des paniers contenant de l’huile et de farine) à des personnes choisies par les agents du ministère de l’intérieur dans certaines villes ou villages, généralement à la veille du ramadan.
Il est également présenté par les chaînes officielles (Al-Oula, 2M, Medi1TV… dont les journalistes ressemblent davantage à de petits fonctionnaires de l’état civil qu’à des reporters) comme la seule institution « qui marche, qui bouge », la seule qui vaille. Face au monarque décrit aussi comme « le seul acteur fiable », le gouvernement, les partis politiques ou encore le Parlement incarneraient quant à eux la médiocrité, l’opportunisme et l’inefficacité — ce qui n’est pas tout à fait faux. Dans une rengaine proprement orientale, il est souvent présenté comme le bon calife entouré de mauvais vizirs : Lmalik zouine, lidayrine bih li khaybine (le roi est bon, les méchants, ce sont ceux qui l’entourent).
Outre ses discours qui n’« emballent » plus, les décisions du roi manquent de plus en plus de cohérence et de rigueur, ce qui n’arrange pas les choses en termes de popularité. L’arrestation d’Omar Radi a eu lieu quelques jours seulement après la nomination par le roi d’une « commission pour le développement » présidée par l’ambassadeur du Maroc à Paris, Chakib Benmoussa. Indigné, l’un de ses membres, Rachid Benzine, un universitaire pourtant proche du palais écrit dans un tweet : « La mise en détention d’Omar Radi nous interpelle et nous rappelle qu’aucun modèle de développement ne saurait être défendable ni viable sans la garantie de la liberté d’expression et d’information. Le développement implique la critique et le débat d’idées, ou il n’est pas. »
Même si elle reste relative en l’absence de sondages sur la monarchie (interdits au Maroc), l’impopularité croissante de Mohamed VI se mesure surtout via les réseaux sociaux où des milliers de Marocains peuvent s’exprimer avec une relative liberté. Le fait, par exemple, qu’Aacha chaab ait été entendue par près de 22 millions de Marocains, et commentée positivement par des milliers d’internautes en dit long sur la popularité abîmée du « roi des pauvres ».
Pour faire taire ces voix qui émergent spontanément, critiquent le roi sans le diffamer via les réseaux sociaux, la monarchie s’appuie sur une police qui rappelle l’ancien régime tunisien de Zine El-Abidine Ben Ali et des juges peu respectueux de leur indépendance.
Depuis la fermeture du Journal hebdomadaire (fleuron de la presse indépendante au Maroc entre 1997 et 2010) il y a juste dix ans, les pressions économiques et la menace judiciaire continuent de peser sur ce qui reste de la presse privée. À ce niveau aussi, le rôle de la justice, inféodée au palais et à l’entourage royal, est crucial.
Au fur et à mesure que la répression prend de l’ampleur, la justice marocaine est mise à l’index par les ONG (marocaines et internationales) et présentée comme le bras séculier du roi et de son entourage. Non seulement le monarque nomme les magistrats, mais les verdicts sont prononcés en son nom et il est le président du Conseil supérieur de la magistrature. Dans les procès politiques qui continuent de se dérouler à Meknès, Lâayoun ou Casablanca, il est implicitement à la fois juge et partie, constatent avec amertume les défenseurs des droits humains, qui ne cessent d’appeler à une véritable séparation des pouvoirs.
Jusqu’à présent en effet, ceux qui s’en prenaient au roi étaient souvent des « MRE », des Marocains résidant à l’étranger s’exprimant à l’abri d’une loi qui punit de prison toute critique de la monarchie. Il s’agit donc d’un véritable point de basculement dans les formes de contestation politique.
« Ma vie n’a pas de but »
Tout a commencé le 29 octobre 2019 par une chanson postée sur YouTube. On y voit trois jeunes rappeurs dénoncer avec des mots crus la corruption, les inégalités sociales, tout en désignant ouvertement le roi Mohamed VI :Qui a broyé le pays et qui continue à chercher la richesse ? […] Qui nous a mis dans ce pétrin ? Vous avez violé notre dignité […]. Si on est 40 millions dans ce pays, 30 millions restent avec toi parce qu’ils y sont forcés […]. Ma vie n’a pas de but […]. Je suis celui qui t’a fait confiance et qui a été trahi […]. Je suis le Rifain qui rêve d’un Rif meilleur…À l’heure où ces lignes sont écrites, la chanson a recueilli près de 22 millions de vues sur YouTube (les Marocains qui ont voté lors des dernières législatives sont 13 millions seulement...). Ses auteurs ? Trois jeunes rappeurs issus des quartiers populaires de Casablanca surnommés L’Zaar, Weld Legriya et L’Gnawi (Gnawi, Simo Gnawi). Le titre de la chanson est un slogan très en vogue parmi la jeunesse contestataire : Aacha chaab (vive le peuple), une paraphrase subversive de « vive le roi ».
La machine judiciaire se met aussitôt en branle. L’Gnawi, de son vrai nom Mohamed Mounir est arrêté puis condamné le 24 novembre 2019 à un an de prison ferme. L’accusation ne mentionne aucun motif politique : le rappeur est condamné pour « outrage à la police ».
Quelques jours plus tard, c’est une véritable avalanche d’arrestations et de condamnations qui se déclenche contre de jeunes Marocains, pour la plupart inconnus.
Le 15 décembre, un adolescent de 18 ans, Ayoub Mahfoud, écope de trois ans de prison ferme après avoir partagé la chanson Aacha chaab sur sa page Facebook. Cette fois l’accusation est ouvertement politique : le jeune lycéen est condamné pour « atteinte au roi ». Devant l’émoi que cette affaire suscite, le tribunal décide, le 16 janvier, de le remettre en liberté provisoire, mais les poursuites sont maintenues et son procès devrait avoir lieu fin mars.
Le 26 décembre, Mohamed Sekkaki, surnommé « Moul Kaskita » (l’homme à la casquette), un chômeur de Settat, ville pauvre entre Casablanca et Marrakech est arrêté et accusé d’« outrage à corps constitués ». Le motif politique est là aussi occulté ; en réalité, il a posté une vidéo dans laquelle il se moque copieusement du roi :
Ces discours que tu lis en tremblant ne nous emballent plus […]. Quand tu tombes malade, tu ne te soignes pas ici, dans ton pays, dans nos hôpitaux, tu vas à l’étranger pour te soigner. Tu dis ‘’mon cher peuple’’ alors que ton peuple souffre le martyre à cause des inégalités et des injustices…Il est condamné à quatre ans de prison ferme.
Le 26 décembre, pour un tweet publié en avril 20191 dans lequel il s’en est pris au juge qui a dirigé les procès du Hirak du Rif, le journaliste Omar Radi est incarcéré à la prison de Casablanca pour « outrage à magistrat ». Là aussi, devant la mobilisation de la société civile, le juge a décidé de le remettre en liberté provisoire le 31 décembre, tout en maintenant les poursuites.
« On n’a jamais compris »
Le 1er janvier, un adolescent de 17 ans, Hamza Asbaar, est condamné à quatre ans de prison après avoir posté sur YouTube sa chanson On a compris dans laquelle il attaque ouvertement le roi et ses discours « qu’on n’a jamais compris », chante-t-il :On n’arrête pas d’écouter ses discours, qu’on n’a jamais compris […]. La Constitution est taillée sur mesure pour lui […]. Tu as compris, on a compris...Le 16 janvier, le tribunal de Lâayoun, au Sahara occidental, a réduit sa peine de quatre ans à huit mois. Il reste donc en prison.
Cette vague de répression — la liste est longue — contre de jeunes youtubeurs vivant au Maroc et ayant, de manière tout à fait assumée, critiqué le monarque et sa politique s’explique sans doute par la volonté de tordre le cou à toute forme de libération de la parole, et, selon un proche du palais, de « rétablir l’hiba2 de la monarchie et de l’État », incarné par un monarque de plus en plus impopulaire.
Pendant des années Mohamed VI a construit sa communication politique sur l’image et le mouvement : celle d’un jeune roi populaire qui va à la rencontre de ses sujets. Des images où on le voit inaugurer des projets locaux ou distribuer des dons en nature (parfois des cartables ou des paniers contenant de l’huile et de farine) à des personnes choisies par les agents du ministère de l’intérieur dans certaines villes ou villages, généralement à la veille du ramadan.
Il est également présenté par les chaînes officielles (Al-Oula, 2M, Medi1TV… dont les journalistes ressemblent davantage à de petits fonctionnaires de l’état civil qu’à des reporters) comme la seule institution « qui marche, qui bouge », la seule qui vaille. Face au monarque décrit aussi comme « le seul acteur fiable », le gouvernement, les partis politiques ou encore le Parlement incarneraient quant à eux la médiocrité, l’opportunisme et l’inefficacité — ce qui n’est pas tout à fait faux. Dans une rengaine proprement orientale, il est souvent présenté comme le bon calife entouré de mauvais vizirs : Lmalik zouine, lidayrine bih li khaybine (le roi est bon, les méchants, ce sont ceux qui l’entourent).
Des discours royaux qui « n’emballent » plus
Aujourd’hui, ces stratégies se sont essoufflées et la popularité de M6 bat de l’aile. Après plus de vingt ans d’un pouvoir absolu, l’image du roi Mohamed VI est abîmée par l’ampleur des problèmes sociaux auxquels fait face une large partie de la population marocaine. Les « projets » de développement maintes fois promis par le souverain dans ses discours, les chantiers dits « structurants » et les promesses de réforme semblent n’avoir profité qu’à une minorité de chanceux, selon les propres aveux du monarque. Sans parler de la réforme de l’enseignement, de la lutte contre la corruption, de la pauvreté et des injustices sociales qui atteignent des proportions dangereuses, y compris pour la stabilité du régime.Outre ses discours qui n’« emballent » plus, les décisions du roi manquent de plus en plus de cohérence et de rigueur, ce qui n’arrange pas les choses en termes de popularité. L’arrestation d’Omar Radi a eu lieu quelques jours seulement après la nomination par le roi d’une « commission pour le développement » présidée par l’ambassadeur du Maroc à Paris, Chakib Benmoussa. Indigné, l’un de ses membres, Rachid Benzine, un universitaire pourtant proche du palais écrit dans un tweet : « La mise en détention d’Omar Radi nous interpelle et nous rappelle qu’aucun modèle de développement ne saurait être défendable ni viable sans la garantie de la liberté d’expression et d’information. Le développement implique la critique et le débat d’idées, ou il n’est pas. »
Même si elle reste relative en l’absence de sondages sur la monarchie (interdits au Maroc), l’impopularité croissante de Mohamed VI se mesure surtout via les réseaux sociaux où des milliers de Marocains peuvent s’exprimer avec une relative liberté. Le fait, par exemple, qu’Aacha chaab ait été entendue par près de 22 millions de Marocains, et commentée positivement par des milliers d’internautes en dit long sur la popularité abîmée du « roi des pauvres ».
Une police qui rappelle celle de Ben Ali
Par ailleurs, si les critiques et les moqueries des jeunes youtubeurs n’épargnent pas la personne du roi, ses discours sont particulièrement visés, et pour cause : il est le maître absolu des horloges et les Marocains le savent. C’est ce qui explique qu’au début de son règne, ses paroles généraient de grandes attentes, mais aussi qu’ils suscitent désormais autant de déception.Pour faire taire ces voix qui émergent spontanément, critiquent le roi sans le diffamer via les réseaux sociaux, la monarchie s’appuie sur une police qui rappelle l’ancien régime tunisien de Zine El-Abidine Ben Ali et des juges peu respectueux de leur indépendance.
Depuis la fermeture du Journal hebdomadaire (fleuron de la presse indépendante au Maroc entre 1997 et 2010) il y a juste dix ans, les pressions économiques et la menace judiciaire continuent de peser sur ce qui reste de la presse privée. À ce niveau aussi, le rôle de la justice, inféodée au palais et à l’entourage royal, est crucial.
Au fur et à mesure que la répression prend de l’ampleur, la justice marocaine est mise à l’index par les ONG (marocaines et internationales) et présentée comme le bras séculier du roi et de son entourage. Non seulement le monarque nomme les magistrats, mais les verdicts sont prononcés en son nom et il est le président du Conseil supérieur de la magistrature. Dans les procès politiques qui continuent de se dérouler à Meknès, Lâayoun ou Casablanca, il est implicitement à la fois juge et partie, constatent avec amertume les défenseurs des droits humains, qui ne cessent d’appeler à une véritable séparation des pouvoirs.
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