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dimanche 27 décembre 2020

Naître du bon côté

Il y a des jours où le fossé entre ce que je vis tous les jours dans mon travail auprès des demandeurs d’asile et ce que j’entends sur les plateaux télé ou dans la bouche de nos dirigeants est tellement ahurissant que je ressens le besoin de vous partager ce texte.

Je n’en peux plus de répéter que nous ne sommes pas envahis, que si on regarde calmement les chiffres, en oubliant tout le matraquage médiatique derrière et l'idéologie qui va avec, on se rend compte que l'Europe n'est absolument pas le continent qui accueille le plus de réfugiés, que les gens migrent d'abord dans les pays limitrophes et que la France est loin d'être dans les premiers pays d'accueil (nous sommes derrière la Turquie, le Pakistan, l’Allemagne, le Liban et encore une dizaine d’autres pays)1

Ça me fait mal au cœur que la rhétorique du Rassemblement National ait tellement envahi le champ politique qu'on ne fait même plus l'effort de se renseigner, ça m'insupporte d'entendre que « quand même ils ont droit aux allocs en arrivant, à un HLM là où les français galèrent, qu'en fait ils ont plein de fric » et j'en passe... Franchement ils seraient bien cons de dormir dans des tentes au milieu de la boue et des déchets sous le périph’ alors que des appartements leurs tendent les bras... 

© Marie AlgrainJuste pour rappel, une personne qui vient d'arriver n'a droit NI aux allocations familiales, NI au RSA, et ENCORE MOINS à un logement. Et par la suite, si la personne obtient un titre de séjour ou le statut de réfugié, il est toujours plus avantageux d’être français, en terme d'allocations ou d'accès à l'emploi. Une personne qui obtient un titre de séjour doit attendre cinq ans par exemple pour obtenir le RSA. Mais ça on se garde bien de le dire sur les plateaux de C-News…2

Je n'en peux plus de cette idée de l'appel d'air, de penser que si on accueille les gens dignement ce serait trop risqué et que du coup c'est mieux d'interdire les distributions de nourriture à Calais, de laisser pourrir les campements à Paris, de gazer les migrants place de la République et de rendre l'accès à la procédure d'asile de plus en plus difficile3.

Ce n'est pas parce qu'on pousse les gens à bout qu'ils cesseront de venir. Car personne ne part sans raison, PERSONNE.

 On ne quitte pas une dictature comme l’Érythrée pour venir prendre une douche à Calais. On la quitte parce qu'on peut y être enrôlé à vie dans l'armée, et y mourir sans même avoir vécu... On ne quitte pas l'Afghanistan, où la moitié du pays est aux mains des talibans pour venir profiter de la sécurité sociale en France, ni les bombes syriennes pour venir mendier aux portes de Paris4. On part parce qu'on a le magnifique espoir de reconstruire une vie ailleurs, ou parfois quand on est trop traumatisé, au moins pour offrir cette chance à nos enfants.

Je ne comprends pas pourquoi nous serions les seules à avoir droit à aspirer à une vie meilleure, juste parce que le hasard nous a fait naitre du bon côté de la frontière.

Nous, on a le droit de rêver, de se déplacer, de faire nos études dans d'autres capitales européennes, d'aller tenter notre chance où ça nous chante, notre passeport nous ouvre les portes de presque tous les pays... mais les autres ça serait bien qu'ils restent dans leur merde.

Ils veulent quoi en fait les gens qui ont de grandes idées sur le non accueil des migrants ou je ne sais quels préjugés, que nous, ceux qui accompagnons jour après jour les demandeurs d'asile dans leurs démarches on leur raconte en détails les récits qui se succèdent dans nos bureaux ? Les viols dans les sous-sols des prisons de République Démocratique du Congo, les tortures quand tu es opposant en Guinée, vous voulez qu'on rentre dans les détails des violences sexuelles, de ce que peut subir un corps, de la peur qui ne vous quitte plus, des enlèvements la nuit, de ce que c'est de voir mourir sa fille parce qu'elle a été excisée de force et de prendre la seconde sous le bras pour essayer de la sauver ? Vous resteriez vous dans votre pays où vous n’avez plus aucune perspective pour ne surtout pas venir déranger ?

Remémorez-vous juste un instant vos souvenirs d'enfance, la douceur de certains lieux qui vous ont bercés, votre plat préféré, vos ballades du dimanche, l'endroit où vous alliez tous les étés, votre café fétiche, les copains, les grandes réunions familiales, la cour de récré, le rire de votre meilleur pote, les matchs de foot du samedi. Demandez-vous si vous seriez prêt à quitter tout ça, et non seulement le quitter maintenant mais pour toujours.

Représentez-vous votre mère malade et demandez-vous si vous ne voudriez pas être avec elle plutôt qu'être à des milliers de kilomètres seul. Imaginez ceux qui partiront sans que vous les ayez revus et les tombes que vous ne pourrez jamais fleurir. Représentez-vous un instant ce que c'est de s'arracher à tout ça.

Pour aller vers l'inconnu, dans des pays hostiles à votre arrivée, avec un trajet où vous risquez votre vie. Je me souviens de récits de nuits dans le désert, de passeurs véreux, de familles séparées, de frontières fermées, de marches interminables… De ce Monsieur de Côte d'Ivoire qui ne se remettait pas de la perte de sa femme et de sa fille qui s’étaient noyées quand leur bateau avait chaviré en mer Méditerranée.

De cette jeune femme du Nigeria qui sur son trajet a été séquestrée dix mois en Libye dans une maison close.

Vous pensez vraiment qu’on subit tout ça pour venir profiter des allocs ?

 1Voir la carte d'Amnesty International « Les 10 pays qui accueillent le plus de réfugiés » https://www.amnesty.org/fr/what-we-do/refugees-asylum-seekers-and-migrants/global-refugee-crisis-statistics-and-facts/ et pour l'Europe https://fr.weforum.org/agenda/2019/06/les-pays-deurope-qui-hebergent-le-plus-de-refugies/

2Pour plus de détails sur les aides auxquelles les migrants ont droit : https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/03/07/migrants-qui-a-le-droit-a-quelles-prestations_5432687_4355770.html

3Par exemple à Paris : https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/04/19/le-telephone-de-la-demande-d-asile-ne-repond-pas-ou-peu_5452519_3224.html

4A voir à ce propos le magnifique documentaire « Pour Sama »

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