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mercredi 24 février 2021

Femmes mulets de Ceuta :« Nous n’avons plus aucun revenu » : l’arrêt de la contrebande plombe l’économie du nord du Maroc


La fermeture de la frontière avec l’enclave espagnole de Ceuta pour cause de Covid-19, il y a un an, a mis fin au « commerce atypique » qui faisait vivre la région de Fnideq.

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Publié le 18 février 2021 à 20h00, mis à jour hier à 05h22

Au milieu de la foule compacte rassemblée devant la grande mosquée de Fnideq, une petite ville commerçante du nord du Maroc, Amina se tient silencieuse, comme frappée de paralysie. Vêtue d’une djellaba et d’un foulard blancs, elle serre entre ses mains une photo de son voisin. L’homme, âgé d’une quarantaine d’années, pose avec ses quatre enfants devant la mer. Il s’appelait Ahmed Bouhbou.

Des gardes-côtes espagnols ont repêché son corps il y a quelques semaines. Il avait tenté, avec deux jeunes de son quartier, de rejoindre Ceuta à la nage en traînant une bouée artisanale retenue par un filet de pêche. « Ahmed voulait simplement trouver du travail pour donner à manger à ses enfants, murmure Amina. Ici, il n’y a plus d’espoir. »

La fermeture de la frontière avec les enclaves espagnoles pour cause de Covid-19, en mars 2020, a porté un coup sévère à l’économie de Fnideq et de ses environs. Toute la région dépend des échanges avec Ceuta et Melilla, plus à l’est, et notamment de la contrebande. Un « commerce atypique » qui privait chaque année le royaume de 4 milliards à 5 milliards de dirhams (entre 370 millions et 460 millions d’euros) de recettes fiscales, et que le gouvernement avait essayé de limiter en fermant le poste-frontière de Tarajal, dévolu aux porteurs de marchandises détaxées, fin 2019.

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« Cela fait près d’un an que nous n’avons plus aucun revenu », se lamente Halima, 39 ans, venue elle aussi manifester devant la mosquée, vendredi 12 février. Comme tous les habitants de la zone frontalière, cette mère célibataire de trois enfants avait une carte de résident lui permettant d’entrer à Ceuta sans visa. « J’étais femme de ménage là-bas, avec un contrat et une mutuelle. J’ai tout perdu du jour au lendemain », témoigne-t-elle.

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« Nous avons faim », renchérit Bouchra, une couturière de 27 ans qui a perdu ses clients à cause de la baisse du pouvoir d’achat : « Mais personne ne nous écoute, même pas au Parlement. La rue, c’était notre dernier recours. »

« C’est tout un écosystème qui s’est écroulé »

Depuis quelques jours, des paniers alimentaires ont été distribués aux familles les plus touchées par la crise. « Nous ne faisons pas la manche ! Nous demandons de vraies actions pour la création d’emplois », tranche Chaimae Amaachou, jeune militante diplômée en droit et sans travail : « C’est tout un écosystème qui s’est écroulé. Les gens se sont retrouvés sans eau, sans électricité, et n’ont pas de quoi payer leur loyer. » Certains ont vendu leur réfrigérateur, leur matelas ou leurs vêtements pour pouvoir nourrir leur famille.

Dans le souk Massira Khadra, d’ordinaire grouillant, 40 % des commerces ont baissé le rideau, selon l’association des commerçants du marché. Les vendeurs tentent d’écouler les dernières pièces d’importation qui leur restent. Avant la fermeture du point de passage de Tarajal, la marchandise étrangère était disponible ici à prix cassés.

« Notre modèle reposait sur l’absence de douane. Les clients venaient de tout le pays pour acheter des produits de marque étrangère à tarif réduit », explique Larbi, un vendeur de pyjamas de 58 ans : « Là, on ne reçoit plus que de la marchandise locale, qu’on vend plus cher qu’à Casablanca. »

Après une première manifestation le 5 février, quatre jeunes hommes âgés de 18 à 25 ans ont été arrêtés puis condamnés à six mois de prison avec sursis pour « violation de l’état d’urgence sanitaire », « rassemblement non autorisé » et « violence contre les forces de l’ordre ». « Les autorités étaient particulièrement agressives. Ces jeunes n’ont rien fait de mal. Ils ont servi d’exemple pour calmer les gens », assure un militant de l’Association marocaine des droits humains (AMDH), qui a souhaité garder l’anonymat.

Pour calmer la contestation, les autorités ont annoncé, mardi 9 février, que 400 millions de dirhams (37 millions d’euros) avaient été débloqués en 2020 pour permettre le développement de zones franches à Tétouan et Fnideq. D’après Mounir Bouyousfi, directeur général de l’Agence pour la promotion et le développement du Nord, « la construction de ces zones industrielles a débuté il y a huit mois, mais c’est un terrain accidenté et le Covid-19 a ralenti les travaux : on n’édifie pas un tel projet du jour au lendemain ».

« Une autre économie est possible »

En attendant, les possibilités de reconversion sont rares, même si des initiatives ont été lancées au compte-gouttes. Sur la corniche de Fnideq, un centre de formation flambant neuf, faisant office d’incubateur, vient ainsi d’ouvrir ses portes.

« Depuis 2019, nous avons financé 90 projets et 120 sont en cours de préparation », se félicite le responsable du centre, Mohamed El Barkouki : « Notre objectif est de montrer qu’il est possible de réussir sans la contrebande. Malheureusement, ces gens-là ont travaillé toute leur vie dans le commerce frontalier. Il est difficile pour eux d’imaginer qu’une autre économie est possible. Il faudra du temps pour rétablir la c

La préfecture a, quant à elle, promis de multiplier les programmes de formation destinés aux « femmes mulets », appelées ainsi car elles portaient sur leur dos d’énormes ballots de marchandises entre l’enclave espagnole et le territoire marocain. Des femmes comme Rachida, 37 ans, qui a charrié vingt années durant 100 kg chaque jour, trois ou quatre fois par semaine. Même pendant ses cinq grossesses. « A Ceuta, nous étions maltraitées et humiliées, mais au moins nous avions un revenu, raconte-t-elle. Lorsque mon mari a appris que je faisais la manche, il n’a pas supporté, il m’a cassé les dents. »

Pour les habitants de Fnideq, vivre sans la contrebande paraît encore inenvisageable. Même si la crise n’a pas épargné l’économie de Ceuta, l’enclave espagnole reste, aux yeux de beaucoup, la seule issue. Tous les jours, Azeddine se rend sur une colline face à la Méditerranée pour contempler les côtes. L’adolescent de 15 ans, petit et frêle, s’entraîne pour préparer la traversée. Dans son quartier, personne ne tente de l’en dissuader.

 

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