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vendredi 2 avril 2021

Obsession olympique

Un rêve mégalomane de spectacle hivernal, une obsession de développement économique irrationnelle, un mépris pour une région montagneuse d’une extraordinaire beauté, le tout teinté de corruption. Voilà la triste réalité derrière l’annonce faite par le Premier Ministre ukrainien de vouloir organiser les Olympiques d’Hiver dans les Carpates et d’y construire plusieurs grandes stations de ski.

Cela fait trois ans et demi que nos amis du groupe « Free Svydovets » (FSG), l’un des premiers mouvements écologistes d’envergure nationale d’Ukraine, se bat contre le projet de construire une énorme station de ski dans le magnifique massif de Svydovets1.

Rappelons ce qu’ont découvert un jour de 2017 quelques habitants de Lopukhovo, un village situé sur les pentes de ce massif sauvage et préservé: un projet d’établir un complexe touristique avec plus de 60 hôtels, 120 restaurants, 33 remonte-pentes, 230 km de pistes, des centres commerciaux et même un aérodrome. Le tout construit sur les sommets de ce vaste espace de prairies, à perte de vue. Une véritable catastrophe pour la biodiversité, pour les cours d’eau et notamment pour la rivière Chorna Tysa dont la source se trouve dans ce massif2. Dès le début, le FSG dénonçait l’absurdité à vouloir créer une telle station dans un massif qui culmine à seulement 1881 mètres, dans notre époque de réchauffement climatique. La future station devrait accueillir jusqu’à 28.000 touristes à la fois. Une grande opacité entoure les investisseurs, même si le FSG a démontré , documents à l’appui, que c’est l’entreprise Skorzonero qui est à l’initiative de ce projet, dont la majorité des parts de capital sont la propriété de l’oligarque très controversé, Igor Kolomoisky. 

 Lire https://blogs.mediapart.fr/nicholas-bell/blog/280321/obsession-olympique

Trois ans plus tard, le FSG a marqué beaucoup de points dans son combat contre cette folie, autant au niveau ukrainien qu’à l’échelle internationale. De nombreux articles ont été publiés sur le sujet, y compris dans des journaux prestigieux comme le New York Times, Neue Zürcher Zeitung, Tribune de Genève… Plusieurs délégations du FSG ont été reçues au Parlement Européen (PE) et à la Commission Européenne. Dans son récent rapport annuel sur l’accord d’association Ukraine-Union Européenne adopté le 11 février, le parlement dénonce « le projet illicite de station de ski à Svydovets » (extrait de §122 du rapport).

Le rapporteur, le député européen allemand (CDU) Michael Gahler, et Viola von Cramon, vice-présidente allemande (Verts) de la délégation du PE pour les relations avec l’Ukraine, ont à maintes reprises réitéré leur ferme opposition, lors de rencontres avec le Premier Ministre ou dans des lettres envoyées au Président Zelensky.

Parallèlement, il est devenu de plus en plus évident que dans cette affaire les autorités ukrainiennes ne respectent pas des conventions internationales majeures. Il s’agit notamment de la convention d’ Espoo sur les études d’impact environnemental transfrontalier (le projet à Svydovets aura un grand impact sur des pays voisins)3 et de celle de Berne relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe. Des plaintes sont en cours d’instruction auprès de ces deux conventions.

 

Quelques jours après l’adoption par le Parlement Européen de son rapport, un Forum d’État sur le développement des infrastructures de l’Ukraine a eu lieu le 24 février, auquel le Président Zelensky a participé. On y trouvait également Alexander Chevchenko, co-fondateur de la station de ski de luxe de Bukovel dans les Carpates et associé d’Igor Kolomoisky, ainsi que l’entrepreneur autrichien Gernot Leitner, vieux routier de l’industrie des sports d’hiver et consultant du Comité International Olympique. Lors de ce forum un memorandum a été signé. Il annonce la candidature de l’Ukraine pour accueillir les Olympiques d’Hiver en 2030 et, dans ce cadre, la construction de plusieurs grandes stations de ski4.

Lors d’une conférence de presse le 4 mars, le premier ministre, Denys Shmyhal, a confirmé que « il n’y a pas que la station de ski à Borzhava, mais plus généralement nous avons un grand potentiel touristique pour le développement de stations de ski dans les Carpates. C’est la vision du Président, celle d’accorder aux investisseurs autant d’opportunités que possible pour y créer des stations de ski. J’espère que Borzhava ne sera pas le seul projet à être lancé cette année et l’année prochaine ».

Lors de cette conférence de presse, M. Shmyhal a précisé que l’initiateur du projet à Borzhava est effectivement Gernot Leitner. Il a dû répondre à des questions posées par « Schemes », un groupe de journalistes d’enquête de Radio Svoboda. Cette équipe avait mené une investigation approfondie sur le rôle fort douteux de cet entrepreneur autrichien et de ses partenaires ukrainiens5. Ayant déjà participé à l’organisation des Jeux Olympiques à Sochi en Russie en 2014, où il a été accusé de corruption6, il est l’un des personnages clé du plan « olympique » du bureau du président Zelensky. Dans le dossier se trouve une photo datée de lété 2020 d’une rencontre au bureau du président en présence de M. Leitner. Déjà en 2019 Zelensky a déclaré « Nous avons le potentiel de devenir les Alpes de l’Europe de l’Est. Pour le moment nous examinons des projets de stations de ski à Slavske et Borzhava ».

L’enquête de « Schemes » foisonne de détails sur les pratiques corrompues et frauduleuses de Gernot Leitner et de ses amis ukrainiens. Il s’agit notamment de Vladyslav Kaskiv, qui était le président de l’Agence d’État d’Investissement et de Projets Nationaux à l’époque du président Viktor Yanukovych7. En gros, ce qui en ressort est que celui-ci avait déjà rêvé en 2010 d’organiser les Jeux olympiques d’hiver en 2022, pour lequel un budget important a été approuvé. L’entreprise « Masterconcept Consulting » dont Leitner est le président et propriétaire, a été impliqué dans la préparation de la candidature de l’Ukraine pour ces olympiques. Seulement, l’Ukraine n’a finalement pas organisé les Jeux, et une partie importante du budget a disparu. Selon les enquêteurs, « des dizaines de millions de dollars du budget d’État ont été transférés à une série de compagnies dont les sièges ne sont pas en Ukraine ». C’est surtout l’entreprise autrichienne Teleferic Holdings qui a pu ensuite acquérir un grand nombre d’hectares dans les Carpates, précisément là où l’on envisage aujourd’hui de construire une station de ski : à Borzhava. Son bénéficiaire effectif : Gernot Leitner.

En 2019, les terres à Borzhava ont été transférées à une autre entreprise, cette fois-ci slovaque, « Carpathian Mountain Resort », dont le propriétaire est toujours Leitner. Une enquête du Bureau National de lutte contre la corruption (NABU) est en cours, et 500 hectares à Borzhava ont été confisqués. Mais tout ça n’a pas empêché le cabinet de Zelensky de s’afficher publiquement avec l’entrepreneur autrichien et d’envisager la construction d’un complexe touristique sur des terres confisquées. Cela n’a pas non plus empêché Vladyslav Kaskiv d’être récemment élu membre du Conseil Régional de Transcarpathie.

Le président Zelensky semble être écartelé entre l’urgence de combattre la corruption endémique en Ukraine et son envie de poursuivre ce projet olympique miné par ce même fléau. Le 24 mars, les enquêteurs de NABU ont passé à l’acte et ont arrêté Volodymyr Yatsenko. Celui-ci était l’un des cadres supérieurs de PrivatBank qui appartenait à Igor Kolomoisky et qui est le centre d’un des détournements de fonds le plus importants en Europe. Suite à la découverte de la disparition de 5,5 milliards de dollars, PrivatBank a été nationalisée. Mais c’est précisément grâce à Kolomoisky que Zelensky a pu devenir président, après avoir été un acteur populaire sur l’une des chaînes de télévision qui appartient à l’oligarque. Il semble qu’après de longues hésitations, Zelensky a décidé d’agir contre lui. L’arrivée de Joe Biden à la présidence des Etats-Unis est un élément central. L’administration américaine vient d’imposer des sanctions contre Kolomoisky et sa famille, les interdisant de visas pour les Etats-Unis.

A quand le tour de Leitner, Kaskiv et consorts ? Et quand est-ce que l’Ukraine comprendra enfin la valeur inestimable de ces magnifiques montagnes et forêts naturelles dans les Carpates ? En tout cas, le Free Svydovets Group poursuivra son combat et cherchera également à proposer une autre forme de tourisme, plus doux et centré sur la nature, avec moins d’impact sur ces paysages.

nicholas.bell@gmx.net

1Voir « Les Carpates menacés en Ukraine », sur mon blog à Mediapart, octobre 2018

2Voir « The Svydovets Case », publié par le Free Svydovets Group, le Bruno Manser Fund et Longo maï. A trouver sur le site https://freesvydovets.org

3Déjà en mai 2018 le gouvernement hongrois s’est adressé à Kiev pour demander une telle étude. D’autres pays l’ont suivi entre-temps.

4On évoque surtout Borzhava, une autre zone des Carpates qui culmine à environ 1600 mètres.

5Radio Svoboda a diffusé cette enquête le 28 janvier 2021. La traduction en anglais est disponible sur le site freesvydovets.org

6Boris Nemtsov, le politicien d’opposition qui a été assassiné quelques années plus tard, a publié un rapport selon lequel au moins la moitié de l’argent alloué à l’organisation de ces Olympiques a été détournée.

7Viktor Yanukovych a été obligé par les protestations sur la place Maidan de fuir le pays en 2014 et de partir en Russie

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