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samedi 28 octobre 2023

Mediapart : Situation à Gaza, témoignage

Jeudi 26 octobre sur Mediapart


À minuit et demi, un voisin situé à 20 mètres de la maison de mon beau-père a reçu un appel de l'armée israélienne lui demandant d'évacuer sa maison, car ils ont l'intention de la bombarder et de la détruire. Il a jusqu'à 16 heures pour partir. Tous les voisins autour de lui commencent à partir, emportant tout ce qu'ils peuvent en termes de besoins de base. Ma femme Abeer était en train de faire cuire du pain et j’étais en train de laver ma mère lorsque nous avons appris la nouvelle. Nous étions plongés dans la confusion : que faire ? Abeer m'a demandé de me dépêcher et de préparer ma mère. Elle continue à cuire le pain, tout en donnant l'ordre à ses sœurs de se préparer à partir. J’ai mis les « sacs d'évacuation » que nous avions préparés auparavant dans la voiture et je l'ai conduite à quelques rues de notre maison.

Tout le monde bouge hystériquement dans toutes les directions, effrayé, silencieux. J'ai mis ma mère dans son fauteuil roulant, et mon beau-frère a mis notre belle-mère dans le sien. Abeer a terminé la cuisson du pain, elle l’a emballé et nous sommes sortis de la maison. Le père d'Abeer nous a dit de le suivre jusqu'à la maison de son ami, à 80 mètres de là. C'est une grande maison avec une cour d'entrée, un petit jardin avec quelques arbres et plantes. L'ami et sa famille nous ont accueillis à bras ouverts. Les femmes et les filles se sont assises sur le côté gauche du jardin, les hommes sur le côté droit. Il est 14h22, le propriétaire offre du café aux hommes, et du café accompagné de biscuits aux femmes. 
« Attendre » un des pires mots pour moi ! Je déteste attendre ! Je dois trouver un endroit plus sûr. Retourner chez moi à Gaza City est impossible, ce serait un suicide total. Au sud, à Khan Younis ou à Rafah, je ne connais personne. De plus, les écoles qui accueillent les réfugiés sont déjà surchargées, nous ne trouverions pas de place du tout. Je me suis souvenu qu'il y a deux semaines (le 12 octobre, lorsque nous avons quitté la maison), un ami à Rafah m'avait appelé pour me proposer un appartement, qui était vide après la mort de son frère aîné. Mais c'était il y a 13 jours, et les choses ne seront plus les mêmes maintenant. Je suppose qu'il a reçu des membres de sa famille, et je ne voulais pas l'embarrasser, alors je lui ai envoyé un message au lieu d'un appel téléphonique. Comme je m'y attendais, sa maison est plus que remplie de parents déplacés, de tantes, d'oncles, de nièces…

J'ai appelé un autre ami, et encore un autre, aucun endroit, toutes les unités d'habitation, toutes les écoles sont submergées de personnes déplacées. Après que l'armée israélienne a détruit 50 % ou plus des habitations de la bande de Gaza au cours des deux dernières semaines, entassant 2,1 millions de personnes dans un espace d'un million, à quoi puis-je m'attendre ? 

Il est 16 heures, rien ne s'est passé. 16h30, rien ne s'est passé. Nous nous asseyons dans le jardin, je fume et je fume, ma capacité de réflexion est paralysée. La nuit va bientôt tomber et aucun mouvement n'est possible après la tombée de la nuit. La voix de ma mère se fait entendre. Elle raconte des histoires sur tout et rien. Elle est incapable de se rendre compte de la réalité de notre situation.

Le voisin ne nous indique pas qu’il serait possible de rester. Nous comprenons, nous voyons combien de personnes il accueille, tant de femmes sont venues nous saluer, tant d'hommes sont venus nous accueillir, tant d'enfants autour de nous… Ses fils avec leurs femmes et leurs enfants, ses filles avec leurs maris et leurs enfants. 

J'ai parlé avec mon beau-père et ma femme. Nous devons décider de ce qu'il faut faire maintenant, nous ne pouvons pas attendre la nuit car il sera trop tard pour agir. Il n'est pas certain qu'ils bombarderont ce soir. Le supermarché qui a été bombardé a reçu un avertissement similaire quatre jours avant. Nous décidons de rentrer chez nous, nous dormirons tous dans la pièce la plus à l'Est, loin des fenêtres, et demain nous chercherons une autre solution, si nous survivons à la nuit. 

La nuit, c'est le cauchemar ici, sous les attaques, les bombardements s'intensifient pendant la nuit.

De retour à la maison, nous avons ramené le lit de ma mère du deuxième étage, nous l'avons mis dans un coin de la pièce. Il fait maintenant nuit. Depuis hier soir, ma mère a commencé à voir des images et des personnes, des hallucinations. Elle dit aux gens de sortir, elle demande aux danseurs d'arrêter de danser, elle demande aux enfants d'arrêter de l'asperger d'eau, elle ne cesse de dire à une dame de s'éloigner d'elle. Cette dame approche son visage trop près de celui de ma mère, ce qui la terrifie et la fait crier. Si l'on regarde le visage de ma mère à ces moments-là, ses yeux sont grands ouverts, fixant le vide. Son visage est rempli de panique. J'essaie de la calmer, rien n'y fait, surtout si je lui dis qu'il n'y a personne ici. Elle crie : « comment se fait-il que tu ne les voies pas, pourquoi tu ne m'aides pas, pourquoi tu ne leur demandes pas de partir, est-ce que tu prends parti pour eux ? » Je ne peux que pleurer.

A 2 heures du matin, c'en était trop pour tout le monde, je l'ai portée jusqu'au deuxième étage. Peut-être que ses cris et ses hurlements n'atteindront pas les autres et qu'ils pourront dormir. Les hallucinations continuent. Il est 6h30, c'est l'aube, la lumière du jour n'est pas encore complète, et ma mère a toujours les yeux grands ouverts. Je suis en train de m'effondrer. J'oublie le risque que je lui fais courir, à elle et à moi, en étant au deuxième étage, qui est vulnérable et serait en grande partie endommagé si l'attaque annoncée contre la maison du voisin avait lieu maintenant.

7h45. Enfin, ma mère est plus calme et plus silencieuse, elle demande un petit déjeuner. Abeer vient la servir. Je m'endors au deuxième étage.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

 

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