Dans les rues, les foyers, les écoles, les bureaux… Depuis la pandémie, les antidépresseurs progressent à deux chiffres, les anxiolytiques (légaux ou pas) deviennent le « solutionnisme express » d’un pays stressé jusqu’à l’os. Le vrai problème ? Un système de santé mentale sous-financé, sous-régulé, sous-estimé, où la pilule remplace l’écoute. Immersion dans l’épidémie d’un burnout national.
Sabrina
El Faiz, lebrief.ma,
13/12/2025
Livre de
développement personnel sous la main, nous nous rendons chez un psychiatre qui
a pignon sur rue à Casablanca. La salle d’attente ressemble à un salon de
coiffure un samedi après-midi. Trop de monde, pas assez de chaises. Il est à
peine 9h42 et il y a déjà douze personnes. Le psychiatre n’est pas encore là,
mais déjà douze urgences sont sur la table. Douze histoires. Douze vies.
Le psychiatre recevra les patients un par un. Il écoutera, notera, expliquera,
prescrira parfois. Au Maroc, la souffrance psychique a trouvé son lieu de
rendez-vous, faute d’avoir trouvé, pour l’instant, une politique publique à sa
hauteur.
Donc pour replacer ce qui se passe dans le pays dans le contexte mondial, il
faut regarder les tendances dans les pays comparables.
Au
milieu, une femme d’une cinquantaine d’années, serrant le bras d’un jeune homme
aux yeux fatigués. Elle parle fort, volontairement fort, comme pour se protéger
du malaise ambiant. « C’est mon fils. Il traverse, une mauvaise passe. Le
divorce, tout ça. Vous savez ce que c’est ». Elle s’adresse à tout le monde
à la fois et à personne en particulier. Pourtant personne ne lui a rien
demandé.
Son ton a
quelque chose de bravache, comme si parler sans filtre annulait sa honte d’être
là.
Un homme
en jean mal cintré, debout près de la terrasse, rebondit immédiatement. Il
raconte, sans qu’on ne lui demande rien, lui non plus, que sa femme « lui a
fait vivre l’enfer ». Il a dû sentir une connexion avec ce jeune homme
détruit par le divorce, qui, encore silencieux, démontre clairement son refus
d’être là ou de partager quoique soit avec ce nouveau public improvisé.
Aujourd’hui,
continue l’homme au jean, elle demande le divorce et la garde des enfants. « Je
veux que le docteur la déclare inapte. Vous imaginez ? Elle est folle !
Totalement instable ! »
Silence.
On n’ose pas lui dire que ce psychiatre n’a ni vocation ni droit d’attribuer
des mentions d’« inaptitude parentale » à une personne absente. Quand il
sortira de la consultation, 400 dirhams plus tard, il l’aura peut-être compris.
Peut-être.
Un peu
plus loin, une autre mère, mais seule. Son sac contient un gros dossier,
probablement médical. Elle explique que sa fille de 15 ans traverse une période
dangereuse depuis la perte de son père. Elle parle à voix basse. Elle dit
simplement que sa fille se fait du mal. Personne ne commente. Tout le monde
comprend.
Le regard
de l’homme en jean se pose sur un autre jeune homme, comme pour mettre fin au
silence gêné et donner la parole à un autre personnage. L’on se croirait dans
un remake des alcooliques anonymes.
« Moi
je suis juste venu chercher un congé. Je n’en peux plus », dit le jeune
homme dans la trentaine. Il sourit, gêné de son propre aveu face aux problèmes
qu’il venait d’entendre. Cette phrase, pensait-il sûrement, allègerait
l’atmosphère. Mais en réalité, et ceux qui sont déjà passés par là le savent,
ce sourire et ce déplacement ne sont pas anodins. L’on voit en lui l’épuisement
normalisé de sa chemise froissée, le burn-out qui s’installe sur ses cheveux
qui tombent, la dépression qui s’installe sur ce visage qui, hier encore,
n’avait que trente ans.
Ce qu’il
ignore, c’est que cette démarche qu’il minimise est en réalité la première
étape d’une forme d’acceptation, un signe qu’il a déjà franchi la barrière que
tant de Marocains, eux, ne franchissent pas.
Car la
plupart n’arrivent jamais jusque-là. Ils préfèrent l’automédication, le
pharmacien compatissant, l’ordonnance recyclée, le cousin médecin, la boîte « qu’on
m’a conseillée ».
Dans un
pays où la santé mentale reste trop taboue, trop chère, trop rare… venir
s’asseoir ici, dans cette salle pleine à craquer, c’est déjà un acte de courage
en soi !
La
secrétaire ouvre la porte.
« M.
Karim El… ? ». Prénom et nom ! L’anonymat est un mythe dans ce club ! Mais
personne ne proteste. Peut-être parce qu’au fond, chacun sait ce que nous avons
tous en commun : la fatigue, l’angoisse, le poids du quotidien et cette étrange
envie de tenir encore un peu, même si tout autour nous tire vers le bas.
Les urgences voient passer les cas les plus graves : décompensations psychotiques, crises suicidaires, épisodes maniaques aigus… Les équipes sont formées, mais leur charge de travail reste élevée. Les urgences n’ont pas vocation à assurer le suivi, mais elles deviennent parfois le point d’entrée, ou le point de retour, des patients.
Anxiolytiques
: ce que racontent les chiffres
Si le
burnout est relativement ancré dans le vocabulaire des Marocains, la
psychiatrie ne l’est pas forcément. Nul ne peut rien affirmer et pour cause,
l’accès aux
données fiables reste un parcours du combattant. Le pays n’a pas de registre
national consolidé de consommation d’anxiolytiques, pas de base publique qui
permette d’aller ligne par ligne dans les volumes écoulés, pas d’actualisation
annuelle de la prévalence des troubles psychiatriques. Il faut donc jouer avec
les sources institutionnelles, les rapports internationaux, les publications
universitaires et les données consolidées par l’OMS. De quoi choper un autre
burnout !
Toute
plaisanterie mise à part, selon
une enquête nationale du Conseil économique, social et environnemental
(CESE), datant de 2022, plus de 48% des personnes âgées de 15 ans et plus, ont
déjà souffert ou souffrent encore de symptômes de troubles psychiques,
présentaient des symptômes anxieux ou dépressifs modérés. Le chiffre a beaucoup
circulé et prouve au moins que la détresse psychique est massive, encore plus
suite à la pandémie.
« Ce
phénomène n’est pas propre au Maroc. Dans plusieurs pays où des études ont été
menées, on a observé une augmentation de la consommation de psychotropes depuis
la période Covid », explique Abdelmajid Belaiche, expert du marché
pharmaceutique et ex-DG de l’AMIP, à LeBrief. Les spécialistes
savent que ces données ne sont pas une anomalie.
« Et
c’est assez logique : pendant le confinement, des couples qui vivaient déjà des
tensions se sont retrouvés enfermés ensemble, sans échappatoire possible. Plus
de café dehors, plus de sorties, plus de visites chez des proches… Le Covid a
enfermé des gens qui n’avaient pas forcément les ressources psychiques pour
supporter cette proximité permanente », poursuit le spécialiste
pharmaceutique. « Ajoutez à cela la perte d’emploi, l’impossibilité de
sortir, et l’angoisse permanente de ne pas savoir contre quoi on se bat. Sans
savoir si l’on va s’en sortir. Tout cela a eu un impact psychologique énorme
».
Le choc
du Covid a été abondamment étudié. Les données marocaines collectées auprès des
soignants et publiées dans L’Encéphale montrent que près de la
moitié du personnel de santé présentait des symptômes anxieux ou dépressifs
modérés à sévères durant la pandémie. Ces chiffres ne concernaient pas la
population générale, mais il est évident qu’ils reflétaient le climat global d’insécurité
et de désarroi.
Des
revues internationales, notamment BMJ Global Health, indiquent que la pandémie a
provoqué dans les pays à revenu intermédiaire une augmentation des troubles
anxieux allant de 25% à 30%. Le Maroc n’a pas publié sa propre estimation, mais
l’OMS a intégré le pays dans ses projections régionales.
Les
ventes d’anxiolytiques
Les données compilées par IQVIA en 2022 montrent
une hausse continue des antidépresseurs, une progression importante des
antipsychotiques ainsi qu’une stabilité trompeuse des anxiolytiques, où
l’automédication et le marché informel biaisent complètement les chiffres.
« Le
marché des médicaments psychiatriques explose réellement. Nous le constatons
tous. L’arrivée des nouvelles molécules, qu’il s’agisse des antidépresseurs ou
des antipsychotiques, a complètement changé la donne », détaille Abdelmajid
Belaiche.
IQVIA ne
publie pas les volumes exacts pays par pays (ou du moins pas en accès libre au
grand public), mais les tendances régionales montrent que l’Afrique du Nord
suit la dynamique des pays à revenu intermédiaire avec une accélération des
prescriptions d’anxiolytiques qui devraient enregistrer une croissance de 2 à
5% jusqu’en 2026, un rythme similaire à celui des cinq dernières années.
« La
hausse de la consommation de psychotropes au Maroc s’explique par plusieurs
facteurs qui se croisent. D’abord, l’impact de la pandémie de Covid-19 : le
stress collectif, l’isolement, les incertitudes et les bouleversements
socio-économiques ont entraîné une augmentation des symptômes anxieux et
dépressifs. Cela s’est traduit par davantage de demandes de soins… et donc par
une hausse mécanique des prescriptions.
On observe
également davantage de poly-prescriptions et un recours à des traitements
médicamenteux initiés sans intégrer systématiquement des approches non
médicamenteuses comme la psychothérapie ou l’accompagnement psychosocial.
Les
campagnes de sensibilisation, notamment via les réseaux sociaux, ont, de leur
côté, permis une meilleure reconnaissance des troubles psychiques, encourageant
plus de personnes à consulter. Cette dynamique est particulièrement visible
chez les adolescents, les jeunes adultes et les femmes, dont les taux de
prescription augmentent et reflètent à la fois des transitions de vie complexes
et un meilleur dépistage.
Enfin, le
contexte socio-économique joue un rôle important : chômage, précarité, pression
scolaire ou professionnelle fragilisent la santé mentale et favorisent les
consultations. A l’échelle internationale, la tendance post-2020 est similaire
: dans plusieurs pays, la consommation de psychotropes a progressé, notamment
chez les jeunes, en raison d’un « rattrapage diagnostique » et d’un contexte
post-Covid marqué. Cela éclaire des dynamiques comparables au Maroc »,
explique Dr Malki Zahira, psychiatre et addictologue.
S’il y a
une hausse des demandes de consultations pour troubles anxieux et dépressifs,
il y a aussi une augmentation de l’usage de psychotropes dans des contextes non
spécialisés et saturation progressive des structures publiques.
Malheureusement,
les hôpitaux publics n’ont pas tous un logiciel unique, les psychiatres
libéraux notent encore à la main et les pharmacies ne remontent pas
automatiquement la consommation de médicaments contrôlés. Donc, on ne peut
réellement rien savoir de la consommation de psychotropes au Maroc.
Un rapport du Lancet Psychiatry de 2021 montre
que les pays à revenu intermédiaire sont ceux où la consommation de
psychotropes augmente le plus vite depuis 2010. Trois raisons principales sont
identifiées avec une meilleure identification des troubles, une baisse
progressive du tabou et une absence d’alternatives thérapeutiques, notamment
psychothérapeutiques. Ces trois éléments collent parfaitement au cas marocain.
L’étude
souligne aussi un phénomène que les psychiatres marocains confirment avec
l’augmentation des prescriptions chez les jeunes adultes. « Les médecins les
prescrivent largement. Face à ces nouveautés, les anciennes générations
d’antipsychotiques sont devenues marginales, presque plus utilisables. C’est
simplement la dynamique normale d’un marché qui évolue », analyse Belaiche.
Cela
s’explique aussi par la précarité économique, la pression sociale, la
digitalisation des interactions et un accès très limité aux services
psychologiques dans les établissements scolaires et universitaires.
L’effet «
première consultation »
La « première
fois » tardive. Les patients arrivent dans les cabinets après des années de
symptômes, souvent lorsque les troubles deviennent incompatibles avec le
travail ou avec la vie familiale.
Sans
parler des généralistes qui deviennent des prescripteurs de première ligne. La
consommation augmente plus vite que la capacité des psychiatres à absorber la
demande.
Le Maroc
fait face à un autre problème souvent absent des chiffres officiels, celui de
l’automédication psychotrope. Les anxiolytiques en particulier sont facilement
détournés, délivrés parfois sans ordonnance en ligne, ou circulent dans des
réseaux familiaux, communautaires ou clandestins.
Plusieurs études universitaires soulignent une forte prévalence d’usage non médical d’anxiolytiques chez les jeunes adultes, en particulier dans les milieux urbains, détaille le rapport MedSPAD 2009-2010 « Usage de drogues en milieu scolaire marocain ». Ces travaux évoquent l’usage de benzodiazépines pour gérer le stress, le sommeil ou les crises d’angoisse, sans suivi médical. Ca fausse littéralement toutes les statistiques.
« Au-delà de cette hausse conjoncturelle liée au Covid, le marché continue de se développer à un rythme impressionnant. Les antipsychotiques et les antidépresseurs sont en pleine croissance. Les tranquillisants, eux, déclinent. Les benzodiazépines, Valium, Lexomil et autres, sont addictogènes. C’est leur principal défaut. Ils sont dépassés. On se tourne aujourd’hui vers des molécules plus récentes. Les hypnotiques, utilisés pour les troubles du sommeil, restent relativement stables, mais c’est un petit marché. Les vrais marchés qui progressent fortement, ce sont les antipsychotiques et les antidépresseurs. Et ce sont les génériques qui portent cette croissance, car ils constituent l’essentiel de l’offre », explique Abdelmajid Belaiche à LeBrief.
Un
système sous tension
Les
psychiatres marocains ne sont pas nombreux. « Le nombre de psychiatres au
Maroc a augmenté. Cela reste insuffisant pour un pays de cette taille, mais la
progression est réelle. Et leur activité ne désemplit pas. Obtenir un
rendez-vous est devenu un parcours du combattant : les salles d’attente sont pleines
du matin au soir. C’est la preuve de la demande », déclare Belaiche. En 2019, selon Dr Hachem Tyal, le Maroc
ne comptait que 400 psychiatres en exercice [=1 pour 100.000 habitants]. En
comparaison, la moyenne européenne tourne autour de 10 à 15 pour 100.000
habitants. Cette disproportion résume à elle seule les difficultés d’accès aux
soins psychiques dans le pays. Le système est sous-dimensionné, mal réparti et
confronté à une demande croissante.
Le Maroc
dispose d’une vingtaine d’établissements publics spécialisés en psychiatrie,
mais leur capacité d’accueil est limitée. Les hôpitaux généraux possèdent
quelques unités, souvent saturées. Les hôpitaux publics absorbent une grande
partie des cas complexes : troubles psychotiques sévères, hospitalisations sous
contrainte, patients sans ressources. Mais ces structures travaillent à flux
tendu, souvent sans moyens suffisants. Les psychiatres hospitaliers doivent
gérer des dizaines de consultations par jour, avec très peu de temps pour
assurer un suivi psychothérapeutique.
En gros
le schéma est simple : Trop de patients, trop peu de médecins, un
système d’accueil qui repose sur l’urgence plutôt que sur la prévention.
Les
suivis psychothérapeutiques deviennent presque impossibles, la médication prend
donc souvent le dessus, faute de temps, faute de psychologues intégrés au
système, faute de structures alternatives.
Par
ailleurs, la psychiatrie libérale se développe dans les grandes villes, mais
elle reste inaccessible pour une partie importante de la population. Une
consultation varie entre 300 et 500 dirhams dans les centres urbains. Ce prix
ne concerne que l’acte initial. Le suivi, les contrôles, les ajustements
médicamenteux, tout cela représente un coût pour les familles.
Aussi,
les psychiatres sont concentrés à Casablanca, Rabat, Marrakech, Tanger et Fès.
La région de l’Oriental, le Sud et plusieurs provinces rurales sont quasi
dépourvues de spécialistes. Ce constat pousse les citoyens à consulter d’abord
un généraliste, souvent par défaut, avant d’être orientés ou non vers un
spécialiste.
Faute de
psychiatres, les médecins généralistes deviennent les premiers prescripteurs
d’anxiolytiques, comme expliqué plus tôt. Ce n’est pas toujours problématique,
dans de nombreux pays, ils sont formés à gérer les troubles anxieux légers ou
modérés, mais la charge de travail et le manque de formation spécialisée
peuvent engendrer des prescriptions rapides, parfois sans évaluation
psychologique approfondie. « La prescription de psychotropes ne relève plus
uniquement des psychiatres. Elle est aujourd’hui largement partagée avec les
médecins généralistes, qui peuvent parfois présenter des lacunes en matière de
santé mentale. Cette situation contribue à une consommation plus élevée, mais
aussi à une certaine banalisation, notamment autour des benzodiazépines souvent
prescrites sur de longues durées », nous confirme Dr Malki Zahira.
L’analyse de 41 études dans la revue Frontiers montre
que les antidépresseurs sont prescrits majoritairement par des psychiatres,
mais aussi par d’autres catégories de prescripteurs, ce qui peut refléter des
différences dans les pratiques cliniques selon les systèmes de soins.
Violence
conjugale, chômage, précarité : les amplificateurs
Il y a
une forte corrélation entre violence conjugale et symptômes dépressifs chez les
femmes. Les conditions de travail, le chômage, la pression financière et les
situations familiales instables alimentent la demande de soins psychiques.
L’étude «
Study of sociodemographic profile and the prevalence of
psychiatric disorders in women victims of violence by intimate partners
consulting at Casablanca university hospital »
démontre que l’âge des victimes varie de 20 à 62 ans, avec une moyenne de 35,14
ans. Elle révèle également que 54% des femmes concernées sont des femmes au
foyer, dont 80% gagnent moins que le SMIG. Par ailleurs, 42% disposent d’un
niveau d’instruction secondaire. La grande majorité est mariée (94%) et a en
moyenne 2,02 enfants.
Toutes
les patientes ont été exposées à des violences psychologiques et physiques,
tandis que 82% ont subi des violences économiques. Près de la moitié rapporte
aussi des violences sexuelles. Sur le plan clinique, l’étude met en évidence
une prévalence très élevée d’épisodes dépressifs majeurs (88%), les troubles
anxieux constituant la deuxième comorbidité psychiatrique la plus fréquente.
Le
système psychiatrique, déjà saturé, ne peut pas répondre à ces causes
structurelles. Il intervient en bout de chaîne, parfois trop tard.
Selon Dr
Malki Zahira, plusieurs facteurs sociétaux convergent aujourd’hui pour
alimenter la détresse psychologique au Maroc. Les pressions économiques
arrivent clairement en tête : les études montrent qu’un statut socio-économique
faible, la précarité ou le chômage augmentent fortement le risque de dépression
et d’anxiété. Dans un pays où une grande partie de la population vit dans une
instabilité financière chronique, ce stress permanent se transforme souvent en
détresse psychique durable.
S’y
ajoutent des inégalités sociales et territoriales marquées. L’accès aux soins
de santé mentale demeure très limité, notamment en zones rurales, où la densité
de psychiatres reste extrêmement faible. Ce manque de ressources retarde la
prise en charge et accroît la vulnérabilité des populations les plus éloignées
des services de santé.
L’urbanisation
rapide joue également un rôle ambivalent. Si elle crée des opportunités, elle
s’accompagne de nouvelles formes de pression : isolement social, rythme de vie
accéléré, exigence professionnelle élevée, coût de la vie en hausse, et
affaiblissement des solidarités familiales traditionnelles. Pour beaucoup, en
particulier les jeunes, cette transformation génère un sentiment de perte de
repères propice au stress et à l’anxiété.
La
stigmatisation culturelle reste un frein très important. Les troubles
psychiques demeurent tabous et sont encore souvent perçus comme un signe de
faiblesse de caractère ou comme un problème spirituel. Cette vision pousse de
nombreuses personnes à hésiter avant de consulter, de peur d’être jugées, ce
qui retarde l’accès aux soins et aggrave les troubles.
Automédication
et circuit officieux
Au Maroc,
la consommation de psychotropes/anxiolytiques ne passe pas uniquement par les
cabinets médicaux. Une grande partie circule dans un espace trouble, ni
totalement légal, ni totalement clandestin. Une sorte de zone floue.
Le
système marocain repose officiellement sur un contrôle strict, les psychotropes
à savoir les anxiolytiques, antipsychotiques, hypnotiques, antidépresseurs,
relèvent d’une réglementation qui impose prescription médicale, durée limitée
et ordonnances
spécifiques pour certaines classes. Mais si cela était aussi ficelé, ce dossier
n’aurait pas lieu d’être.
Dans de
nombreux cas, les patients disposent d’anciennes ordonnances qu’ils présentent
régulièrement pour renouveler leur traitement. Cette pratique, tolérée
lorsqu’elle concerne une prescription stable et suivie, devient problématique
lorsqu’aucun psychiatre ne vérifie pas l’évolution clinique.
La
pharmacie, au Maroc, joue parfois malgré elle le rôle de « centre de tri
». Les pharmaciens voient passer des patients angoissés, des personnes en
situation de stress, d’autres cherchant un sommeil réparateur et des familles
inquiètes pour un proche. Certains arrivent avec des ordonnances valides,
d’autres non. « Imaginons que je refuse un médicament et que je prive un
patient d’un traitement dont il a réellement besoin ? Si je le connais et que
je sais qu’il se fait suivre et par qui, je lui donne, autrement je ne peux
rien faire », nous explique un pharmacien du quartier Mers Sultan sous
couvert d’anonymat.
Le
système les place en première ligne sans leur donner les outils nécessaires.
Mais
évidemment l’automédication en anxiolytiques ne se limite pas à l’achat en
pharmacie. Dans de nombreux foyers, un proche partage un comprimé pour calmer
une angoisse ou faciliter le sommeil. Ce phénomène est bien documenté dans les
études universitaires marocaines.
Ce
partage informel biaise complètement les chiffres. Il augmente aussi les
risques de mauvais usage : interactions médicamenteuses, absence de suivi,
adaptation inappropriée des doses.
Et puis il y a les circuits parallèles. Il peut s’agir de médicaments obtenus sans ordonnance dans des zones peu contrôlées, de ventes de particulier à particulier via les réseaux sociaux, de stocks anciens revendus, ou encore d’importations informelles.
Ces circuits compliquent le travail des psychiatres, puisqu’ils doivent gérer les effets de traitements qu’ils n’ont jamais prescrits, parfois pris à des doses inadaptées, puis stoppés de manière brutale, pris avec d’autres médicaments… tout autant de choses qui pourraient aggraver les symptômes.





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