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lundi 3 septembre 2018

Déchéance de la nationalité, expulsions, non-protection consulaire des binationaux… Banalités ou vrais dangers ?




par Luk Vervaet

Ces dernières années, la discrimination d’État liée à la nationalité, a été justifiée par la lutte contre le terrorisme et contre la (grande) criminalité. Pas une seule objection au Parlement belge contre la nouvelle loi de juillet 2016 sur la déchéance de la nationalité belge de personnes condamnés pour terrorisme[1]. Pas de grand bruit non plus quand ce même parlement a voté la nouvelle loi du 9 février 2017 permettant l’expulsion de détenus possédant une autre nationalité. [2] Cette nouvelle loi supprime l’interdiction d’expulser les étrangers, nés en Belgique ou arrivés avant l’âge de douze ans, et elle élargit les motifs pour les expulsions. Nos autorités se vantent déjà des résultats de cette loi : si en 2012, il y a eu 378 expulsions, 629 en 2013 et 625 en 2014, les chiffres ont pris un envol spectaculaire à partir de 2015, avec 1.437 expulsions, puis 1.595 en 2016 et enfin 1.622 en 2017 !

La loi sur la déchéance de la nationalité n’est pas passée en France. Elle y a même provoqué la démission d’une ministre. 
Rien de tout cela en Belgique : il ne s’agit que de terroristes et de criminels qui n’ont pas leur place parmi nous. Et surtout, le fait de s’opposer à ces lois pourrait causer des ennuis, permettre l’accusation d’avoir des sympathies pour le terrorisme. C’est ainsi qu’on raisonne dans notre pays. 
On balaie ainsi toute réflexion sur le fait que la question de la nationalité n’a rien à voir avec un délit commis, qu’il s’agit de la réintroduction de la double peine, qui ne vaut pas pour les belgo-belges et qu’on réalise dans les faits les revendications de l’extrême droite fasciste.

Après les lois de 2016 et de 2017, la loi du 9 mai 2018 de Reynders et de Geens franchit un nouveau pas, qui fait partie de la même logique d’exclusion par la discrimination selon la nationalité. Dorénavant est inscrit dans la loi que les binationaux seront privés d’une assistance consulaire, une fois qu’ils se trouvent dans le pays de leur deuxième nationalité et que ce pays s’oppose à une aide belge. 
Bien que cette loi touche des dizaines de milliers de concitoyens, des raisons pour banaliser cette mesure sont avancées. 
Ça a toujours été comme ça, rien de nouveau, me disent certains. Que la Belgique n’accorde pas d’aide aux Belgo-Marocains qui se trouvent au Maroc, le pays de leur deuxième nationalité, est tout à fait logique et normal, me disent d’autres. Sinon, à quoi ça sert d’avoir une deuxième nationalité ? Aussi, ce n’est que dans le cas où le pays de la deuxième nationalité s’oppose à une protection belge. Ou encore, me disent-ils, ce sont les lois et des accords internationaux qui stipulent les règles à adopter concernant les binationaux. La Belgique et le Maroc ne font que les appliquer…


Après le chocolat, les gaufres et la bière, les footballeurs binationaux comme produit d’exportation

Mettons les choses en perspective en quelques points.
Et commençons par l’hypocrisie à la Belge. Contrairement à d’autres pays, comme les Pays-Bas, la Belgique ne veut pas compter ou donner des chiffres sur le nombre de Belges binationaux. Voyez-vous, en Belgique, on n’a qu’une seule sorte de citoyens, chez nous tout le monde est égal devant la loi. Ainsi, les mêmes partis politiques, qui votent les lois citées plus haut, remplissent leurs listes électorales avec des personnes issues de l’immigration, binationaux ou non, pour s’assurer de leur place au pouvoir. Didier Reynders, le co-auteur de la nouvelle loi sur la non-protection, n’éprouve aucune gêne à utiliser les footballeurs binationaux comme nouveau produit d’exportation de la Belgique. Dans une nouvelle de l’agence Belga du 11 juillet 2018 on peut lire : « Didier Reynders, le ministre des Affaires étrangères, veut booster l’image de la Belgique à l’étranger en utilisant les Diables Rouges… Avant, on me parlait surtout de chocolats, de gaufres et de bières, mais désormais, les Diables rouges dépassent tout… Tout comme la famille royale, la présence de Diables rouges lors de missions économiques aiderait à ouvrir des portes qui sans cela resteraient fermées, selon M. Reynders. Dans Sudpresse ce mardi, Didier Reynders précise qu'il a commencé à associer l'Union belge de football et son président Gérard Linard à un tel projet. Pour M. Linard, il serait même possible de mettre en place une telle coopération dès la prochaine mission économique princière, programmée à la fin novembre au Maroc. Et d'évoquer déjà les noms de Marouane Fellaini et Nacer Chadli. »

Fellaini et Chadli savent-ils qu’ils ne seront pas protégés par la Belgique une fois en mission ?

Mais quittons le monde des banquiers, des entrepreneurs, des académiciens, des professeurs d’université, des artistes et des sportifs d’un niveau international, qui se sont créé un monde où la nationalité ne compte pas, un monde sans barrières, sans obstacles, avec des possibilités illimitées de se déplacer, de s’installer et ou de se désinstaller où et quand ils veulent. Passons au monde de ce qu’on appelle les simples gens. 
Et posons-nous la question si c’est normal que la Belgique refuse par la loi sa protection à ces dizaines de milliers de Belges issus de l’immigration des pays du Sud, à cause de leur deuxième nationalité, qui elle, est souvent leur seule richesse ? C’est-à-dire aux binationaux issus de l’immigration, ayant leur vie en Belgique, leurs liens familiaux, leur réseau d’amis et de contacts, leurs enfants à l’école, leur travail, qui paient leurs impôts comme tout le monde, qui sont obligatoirement appelés à aller voter aux élections dans ce pays… ? Les situations de détresse extrême, énumérées dans cette nouvelle loi pour pouvoir jouir d’une protection, tel qu’un cas de décès, d’incarcération, d’enlèvement d’enfants, de catastrophe naturelle…- font-elles une distinction entre un Belgo-Marocain visitant sa famille au Maroc, et un touriste Belgo-Belge ? N’ont-ils pas tous les deux besoin et droit à une assistance égale de la part de leur état ? 
Pour les binationaux, la double nationalité devient progressivement un danger et un facteur d’incertitude, pour eux-mêmes et pour leurs enfants. Elle crée un sentiment d’abandon, de n’appartenir à nulle part, de possibilité d’être expulsé à tout moment si on met un pas de travers. Pour les autorités, elle est devenue un moyen d’en faire des citoyens mis sous pression, des citoyens en suspens, des citoyens disposant, non pas de plus, mais de moins de droits qu’un Belgo-Belge. 

Un message politique dans un climat raciste

Chaque nouvelle mesure ou loi porte un message politique. Ce message ne peut être détaché du climat raciste en Europe, qui cause autant de dégâts que le changement climatique. Les réfugiés, les immigrés ou les personnes issues de l’immigration y sont devenus le premier sujet politique par lequel le fascisme progresse dans tous les pays. Appartenir ou non à la nation est devenu l’objet d’un marchandage et d’une surenchère politique entre les partis, visant à se « défendre contre les étrangers », à purifier la nation de tout ce qui « étranger au corps sain de la nation » et à forcer la population venant du Sud de s’assimiler et de soumettre. 

Comme le disait la Ligue des droits de l’homme et Alexis Deswaef dans son rapport annuel de 2015 : « En vingt ans, les partis démocratiques ont réalisé des grandes parties du programme de l’extrême droite du Vlaams Blok/Belang ». Ce programme, datant de 1992, sous un titre qui fait penser à l’Endlösung allemand, s’appelle : « Immigration : les solutions. 70 propositions pour résoudre le problème de l’immigration ». Le point 31 de ce programme dit : « De dubbele nationaliteit onmogelijk maken » : rendre impossible la double nationalité. Cette proposition d’assimilation forcée est aujourd’hui ouvertement reprise par une grande partie de la classe politique [3].

Au sein du gouvernement, les positions de ceux qui s’opposent (encore) à la politique qui veut mettre fin à la double nationalité, ne valent pas mieux. C’est de ce camp-là que vient la nouvelle loi enlevant la protection consulaire.

Il n’est pas exclu que « régler le problème de la double nationalité » fasse partie d’un nouvel accord gouvernemental. Cette politique contre la binationalité aboutirait inévitablement à de nouvelles mesures discriminatoires et, dans sa logique extrême, à la perte de la nationalité belge pour des milliers de citoyens belges qui ne peuvent même pas se défaire de leur deuxième nationalité. On ne peut que s’inquiéter de ce qui se prépare.

Prenons la position de Reynders, qui, pour freiner une marche en avant trop rapide, fait remarquer à ses collègues qu’il y a aussi des citoyens belgo-français : « Nous devons prendre le temps de la réflexion, dans le calme. De nombreux Belges possèdent une seconde nationalité, dont la française par exemple ». Cynisme, quand on sait que les communautés visées par ces mesures sont celles des Belgo-Marocains et des Belgo-Turcs. 
Ou prenons la position du président du CD&V, Wouter Beke, qui, dans un moment de lucidité, déclare qu’il veut garder la possibilité d’avoir la double nationalité… parce qu’elle nous permet de renvoyer ces citoyens dans leur deuxième pays ! Je cite : « On ne peut retirer la nationalité belge qu’aux personnes condamnées pour terrorisme, à condition qu’ils aient une double nationalité. De la sorte, ils pourraient également être renvoyés vers l’autre pays. « Si l’on retire la double nationalité, ils sont Belges et on ne peut plus les renvoyer ». [4]

C’est bien l’affaire du Belgo-Marocain Ali Aarrass, et sa victoire devant la justice quant à sa protection consulaire pour un binational, qui ont poussé le gouvernement à introduire la non-protection des binationaux dans la loi. Ce sera le sujet d’un prochain article. 



[3] Zuhal Demir, (NVA) : « Des gens qui sont nés ici. Ce sont des Belges ou des Turcs? Maintenant, ils ont encore la double nationalité mais c’est quelque chose que nous devons revoir ». Bart Dewever, (NVA) : « Nous sommes depuis longtemps en faveur de l’extinction de la double nationalité. Il y a des obstacles techniques et pratiques, mais ils ne sont pas insurmontables..Il faudra ouvrir la discussion « au-delà des partis pour mettre fin à la double nationalité ». Le parlementaire CD&V Hendrik Bogaert : « La double nationalité ne favorise pas l'intégration. A long terme, les gens sont plus concernés par la politique étrangère que par la politique belge ». Il a été rejoint par Ann Brusseel (Open Vld) et bien sûr par Theo Francken (NVA)..
[4] https://www.lavenir.net/cnt/dmf20160729_00859051/la-n-va-met-en-cause-la-double-nationalite-belgo-turque  

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