Dans
la ville d’Al Hoceïma quadrillée par la police, toute tentative de
rassemblement est désormais violemment dispersée et ses instigateurs
embarqués. Lundi, c’est une adolescente de 14 ans, Houda Jelloul, qui a
été arrêtée et conduite au commissariat central avant d’être relâchée.
Elle entendait manifester pour la libération des porte-voix du Hirak, le
mouvement social qui embrase la région du Rif depuis huit mois. Parmi
ces détenus politiques, son père, Mohamed Jelloul, un syndicaliste
incarcéré à la prison d’Oukacha, à Casablanca. Comme ses 47 compagnons,
il est accusé de « complot » et d’« atteinte à la sûreté de l’État ».
Pour tenter de décapiter le mouvement de protestation, le pouvoir a fait
procéder ces dernières semaines à des centaines d’arrestations. Sans
réussir à éteindre la révolte allumée le 19 octobre 2016 par la mort de
Mouhcine Fikri, ce jeune poissonnier broyé par une benne à ordures alors
qu’il tentait de récupérer sa marchandise confisquée par les autorités.
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La place Mohammed-VI, qu’ils ont rebaptisée place des
Martyrs, leur est interdite. Ils ont été chassés des faubourgs par la
police. Alors les jeunes d’Al Hoceïma ont trouvé refuge dans les
collines, où leurs lanternes s’allument, à la tombée du jour, comme des
lucioles. De là-haut, ils chantent, scandent des slogans qui se
répondent, comme un écho, d’une butte à l’autre, invectivent, dans
l’obscurité, les policiers restés en bas. En jetant en prison les
principales figures de la contestation, le pouvoir pensait en finir avec
ce mouvement populaire qui défie le Palais. Peine perdue. L’acharnement
répressif décuple la colère des Rifains. Au risque de donner aux
événements un tour violent. Ces derniers jours, à Al Hoceïma, à
Imzouren, lors des affrontements avec la police, de jeunes
protestataires répondaient aux tirs de grenades lacrymogènes par ce
cri : « Silmya, c’est fini ! » (« Le pacifisme, c’est fini ! »)
Des journalistes croupissent derrière les barreaux
Tout a basculé le 29 mai dernier, avec l’arrestation de
Nasser Zefzafi, icône du Hirak. Quelques jours plus tôt, il avait fait
irruption, avec d’autres militants, dans la mosquée Mohammed-V d’Al
Hoceïma, pour interrompre le prêche d’un imam lié au pouvoir, hostile
aux manifestations. Un coup d’éclat inacceptable pour le makhzen,
l’appareil monarchique, qui fait du religieux un pilier de légitimité
politique. La capture de Zefzafi, après plusieurs jours de cavale, a
donné le signal d’une vague d’arrestations qui se poursuit encore.
Chaque jour, des activistes sont kidnappés. Des journalistes, coupables
d’avoir couvert les manifestations, croupissent derrière les barreaux.
Et devant la justice, les premières sentences sont tombées. Elles vont
jusqu’à dix-huit mois de prison ferme. Les leaders du mouvement, eux,
attendent à la prison d’Oukacha, à Casablanca, que se décide leur sort.
Leurs avocats font état d’allégations de torture et de mauvais
traitements. De lourdes charges pèsent sur eux.
Zefzafi est accusé, entre autres, de « participation au
crime d’atteinte à la sûreté intérieure de l’État en commettant des
violences ayant pour but d’entraîner la dévastation, le massacre et le
pillage ». Présenté par le pouvoir comme un « séparatiste » pour avoir
revendiqué la reconnaissance effective de la culture et de la langue
amazighes (berbères), il est aussi poursuivi pour « réception de dons
(…) destinés (…) à mener et à rémunérer au Maroc une activité et une
propagande de nature à porter atteinte à l’intégrité, à la souveraineté,
ou à l’indépendance du Royaume ». Ce n’est pas la première fois que
l’accusation de complot ourdi et financé depuis l’étranger est invoquée
pour justifier la répression dans cette région septentrionale enclavée,
abandonnée par l’État. En 1984, Hassan II avait utilisé la même vulgate
en écrasant les émeutes du pain d’Al Hoceïma. Le même, avant son
couronnement, avait supervisé en 1958 la brutale répression d’un
soulèvement populaire dans cette région.
Une région placée depuis 1958 sous étroite surveillance militaire
Entre le Rif et le pouvoir central monarchique, la
défiance remonte plus loin encore. En 1926, sous l’Arc de triomphe, le
sultan n’a-t-il pas participé à la célébration de la défaite d’Abd El
Krim El Khattabi, héros de la première guerre de décolonisation, en
compagnie des colonisateurs espagnols et français (voir page 6) ? Cette
mémoire traumatique n’a cessé d’affleurer dans le mouvement de
contestation. Sur les manifestations flotte la bannière amazighe, mais
aussi le drapeau de l’éphémère République d’Abd El Krim, un symbole jugé
provocateur par le Palais. Zefzafi, lui, n’hésitait pas, avant son
arrestation, à se mettre en scène, lors des interviews, aux côtés d’un
portrait d’Abd El Krim, personnage effacé de l’historiographie
officielle. Dans le Rif, ces contentieux mémoriels n’ont cessé d’attiser
le sentiment de marginalisation, avec le soupçon d’une « punition
collective » infligée à cette région fière et rebelle, placée depuis
1958 sous étroite surveillance militaire. Et de fait, malgré quelques
investissements consentis par Mohammed VI depuis son accession au trône,
notamment dans les infrastructures routières, le Rif reste bel et bien
délaissé. Le taux de chômage des jeunes y est deux fois plus élevé que
dans le reste du pays. Quatre personnes sur dix y sont analphabètes. La
région, livrée aux trafics et à la culture du cannabis qui enrichit
moins les paysans rifains que les gros barons de la drogue, manque
cruellement de services publics de base.
Et le Hirak, parti de la revendication de vérité et de
justice pour Mouhcine Fikri, est finalement devenu le symptôme de la
crise sociale profonde et des inégalités scandaleuses qui minent tout le
Maroc. « Ils sont en prison pour avoir réclamé une université, un
hôpital, des routes et des infrastructures pour notre région », résume
avec amertume le père de la jeune Silya Ziani, artiste et militante
incarcérée à Casablanca, visée, entre autres, pour l’usage de ce
slogan : « Sa Majesté le peuple ». Autant de revendications sociales
dont l’écho parvient à d’autres régions déshéritées, à d’autres villes
où se multiplient les rassemblements de solidarité avec le Rif. D’où la
crainte, au Palais, d’un effet de contagion. « Après le Mouvement du 20
février 2011, le pouvoir avait multiplié les promesses d’ouverture, de
démocratisation, de transition vers un État de droit, de reconnaissance
de la culture amazighe. Mais la nouvelle Constitution, censée entériner
de telles avancées, n’a pas été suivie d’effet. Au contraire, le régime
s’est durci », résume Khadija Ryadi, de la Coordination maghrébine des
organisations de défense des droits humains. De quoi alimenter les
frustrations sociales et politiques, sur fond de corruption décomplexée.
Le pouvoir monarchique choisit toujours le verrouillage
À l’épreuve du soulèvement social du Rif, le makhzen
hésite sur la marche à suivre. L’appareil sécuritaire se divise entre
les partisans d’une ligne répressive dure et ceux qui craignent que
cette stratégie du pire ne hâte un embrasement généralisé. Ces jours-ci,
des voix autorisées plaident pour des gestes d’apaisement, implorent
une grâce royale pour les militants incarcérés. Une Initiative civile
pour le Rif réclame « la libération des détenus » et « le retrait des
charges qui pèsent contre eux ». « Les revendications du mouvement
populaire du Rif sont légitimes (…) Plusieurs chantiers sociaux lancés
n’ont pas abouti. Al Hoceïma ressemble à une île isolée », admet son
coordinateur, Mohammed Nachnach. Dans les faits, pourtant, le pouvoir
monarchique choisit toujours le verrouillage. Sans parvenir à isoler le
Rif, ni à décourager la contestation ailleurs. Mardi soir, à Casablanca,
malgré l’interdiction du ministère de l’Intérieur, la marche à l’appel
de la Confédération démocratique du travail pour commémorer la sanglante
répression des émeutes du pain, en 1981, a rassemblé une foule
nombreuse, à la lueur des bougies. Avec, omniprésente, l’expression de
la solidarité avec le Rif.